« Le porte-parole des talibans sert d’outil marketing pour la communauté internationale » : interview de Fahimeh Robiolle, quel avenir pour les femmes en Afghanistan ?

14 septembre 2021

Dans le cadre de la crise qui frappe l'Afghanistan, la Fondation donne la parole à Fahimeh Robiolle, professeure franco-iranienne enseignant à l'ESSEC, ainsi qu'aux universités de Kaboul et de Téhéran. Voyant la situation empirer en Afghanistan depuis le mois de mai 2021, Fahimeh a organisé, depuis la France, l'exfiltration de plusieurs femmes afghanes après la prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021. Aujourd'hui, elle continue de tout mettre en œuvre pour évacuer d'autres femmes avec lesquelles elle est en contact, qui vivent cachées dans le pays car menacées. Menacées car elles veulent étudier, aller travailler, penser par elles-mêmes, prendre des décisions, avoir des droits : être émancipées.

Rencontre avec une femme inspirante, courageuse et déterminée à se battre coûte que coûte pour les afghanes et leurs droits.

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Comment vous sentez-vous ? Dans quel état d’esprit êtes-vous et a-t-il évolué depuis le début de cette crise ? 

Tout d’abord, merci. J’enseigne en France et aussi à l’université de Kaboul. J’organise et je conduis des programmes pour les femmes leaders afghanes dans le domaine de la négociation, de la gestion de conflits et de leadership depuis 2009. Toutes ces années de voyage et de travail en Afghanistan m’ont permis de créer et de faire partie d’un réseau solide avec les femmes leaders afghanes y compris certaines qui ont participé à la table des négociations à Doha. C’est donc à travers ce réseau que des personnes m’ont demandé de l’aide pour être évacuées d’Afghanistan. Depuis 3 mois les indicateurs montraient que la situation en Afghanistan s’aggravait de jour en jour. Les assassinats ciblés s’étaient multipliés, et les talibans attaquaient un peu partout dans les différentes régions. J’ai donc pris contact avec les autorités françaises pour préparer des dossiers et faire les demandes d’évacuation. Le nombre de personnes vulnérables qui m’ont demandé de l’aide a augmenté à mesure que la situation empirait. De plus en plus d’afghans fuyaient leurs régions et étaient arrivés à Kaboul avant l’arrivée des Talibans à Kaboul : des populations déplacées qui avaient beaucoup souffert, avec des enfants et même des bébés avec des états de santé préoccupants.

Parmi toutes les afghans vulnérables qui m’ont contactée, une vingtaine de personnes a été évacuée par la France, mais il reste encore beaucoup de personnes sur place, notamment un interprète de l’armée française que les talibans recherchent activement, toujours là-bas. Il y a aussi des femmes membres du gouvernement à qui les talibans ont demandé de venir au travail, une façon de mettre en scène les femmes vis-à-vis de l’opinion publique internationale, pour dire “Vous voyez : les femmes veulent bien travailler avec nous”.  Elles, comme plusieurs autres femmes dont les talibans sont à leur recherche, sont toujours cachées et nous essayons de les faire sortir depuis plusieurs semaines maintenant.

Qu’en est- il de la situation actuelle en Afghanistan ? 

La situation est épouvantable pour tout le monde là-bas, et d’autant plus pour les personnes menacées. On revient aux mêmes pratiques barbares que le pays a connu avant 2001 : les châtiments corporels dans les rues, les passages à tabac en public, la présence des femmes dans la société plus en plus limitée voire réprimée. Les vidéos et les photos de femmes manifestant dans les rues de Hérat, Masar e Sharif, Kaboul et Ghazni en témoignent…..

 

Combien de femmes vous ont contacté pour essayer de sortir de l’Afghanistan ? 

Il m’est impossible de vous donner un chiffre, je ne peux pas compter le nombre de personnes qui m’appellent ou qui m’envoient des messages de détresse. Une des familles qui se trouvait a l’aéroport a donné mon numéro de téléphone aux personnes à côté d’elles, qu’elles aient des papiers ou non, qu’elles soient sur une liste d’évacuation prioritaire ou non. Je suppose que ces personnes ont ensuite donné mon numéro à d’autres personnes, et ainsi de suite… On me téléphone en me disant “on ne vous connaît pas, mais on a entendu que vous êtes très gentille et que vous pouvez nous aider, aidez-nous s’il vous plaît”.
Des personnes qui ont la double nationalité, qui ont un passeport français ou qui ont une carte de séjour française et qui sont bloquées là-bas avec leurs familles s’adressent à moi : si le gouvernement français dit connaître ces cas, pourquoi les laisse-t-il dans une angoisse telle qu’elles se tournent vers des personnes comme moi ? Je ne suis pas la seule à être confrontée à ces appels de détresse.

 

Quelle est la différence entre le discours tenu par les portes paroles dans les médias et les mesures réellement appliquées par les Talibans en Afghanistan ? Quels sont les retours, les témoignages de vos contacts sur place ? 

Le porte-parole des talibans sert d’outil marketing vis à vis de la communauté internationale pour dire “Regardez, on a changé”. Mais dans les actes, ils n’ont pas changé du tout. Ils sont même devenus pires et plus sanguinaires, parce qu’ils ont acquis d’autres outils et d’autres tactiques plus subtiles pour devenir plus violents qu’il y a 20 ans. Le pire, c’est que les Talibans et toute cette manne de terroristes, venus d’Afghanistan, du Pakistan et d’ailleurs, se sont rassemblés. On sait que lorsque les écoles coraniques au Pakistan ont été fermées à la fin de l’année scolaire, on a dit aux « étudiants » : “Allez faire le djihad et là-bas, il y a des femmes [des filles] formidables qui peuvent être prises comme butin de guerre”.

Avant même de la prise de Kaboul, les Talibans avaient déjà procédé à des mariages forcés, organisé de l’esclavage sexuel et d’autres atrocités dans les districts afghans sous leur contrôle. A Hérat par exemple, ils ont annoncé dans les mosquées que toutes les familles ayant des filles devaient le déclarer pour qu’elles épousent les combattants talibans. Et que les voisins doivent dénoncer ces familles. Il y a des témoignages disant que des filles de 9-10 ans ont été mariées de force puis emmenées par les combattants sous les yeux des parents.

Quant au gouvernement taliban : que peut-on attendre de personnes qui ont été pour la plupart éduquées dans des écoles coraniques au Pakistan et qui n’ont jamais connu que la poussière, la guerre et le terrorisme ? Le nouveau directeur de la banque centrale d’Afghanistan est un Mollah qui n’a même pas fini l’école primaire… preuve s’il en est qu’ils n’ont personne qui soit qualifié pour gouverner. Un pays qui a des universités, des banques, des structures gouvernementales, une constitution, des écoles depuis 20 ans… Comment tout cela peut-il être géré par un groupe illettré et sanguinaire ? Ils ne savent et ne peuvent pas le faire.

 

Pouvez-vous nous parler des manifestations des militantes qui ont eu lieu ? Ont-elles eu un impact ? 

La première chose que les Talibans ont dite en arrivant au pouvoir c’est “Les femmes, à la maison”. La raison était simple : les Talibans ne savant pas comment se comporter avec les femmes, ils l’ont avoué. Ce sont des combattants, des jeunes notamment, qui n’ont jamais vu de femmes en public. Pour limiter les bavures, les Talibans ont demandé que les femmes restent chez elles.

A Hérat, à Kandahar et avant la prise de Kaboul, nous avons des témoignages de femmes professeures qui sont allées aux portes des universités, que les talibans ont empêché d’entrer et qu’ils ont renvoyé chez elles car ils ne veulent pas de femmes enseignantes. Il a était la même chose pour d’autres métiers. Les femmes sont donc allées dans les rues pour dire “Nous voulons travailler !” car ces femmes en majorité subviennent aux besoins des familles. Depuis 20 ans, sans comparaison avec les hommes, les femmes ont démontré une pugnacité et une persévérance inégalées au travail. Ce qui fait qu’en Afghanistan de nombreuses femmes fonctionnaires, cadres ou entrepreneures avaient des postes à responsabilités avant l’arrivée des Talibans. Le point central de ces manifestations est donc le travail, qui n’a pas encore été restauré auquel s’ajoute, l’éducation et la participation sociétale. La seule chose qui a été faite pour les femmes, et il y a eu beaucoup de publicité autour de ça, c’est qu’elles peuvent continuer d’aller à l’université, mais avec des règles strictes. Un rideau sépare maintenant les femmes des hommes, le professeur doit rester du côté des hommes, bien entendu il faut que les filles sortent intégralement couvertes, qu’elles sortent quelques minutes avant les garçons pour qu’il n’y ait pas d’interaction, pour qu’ils ne se voient pas. Maintenant, que les Talibans souhaitent faire des classes pour les filles et des classes pour les garçons, alors qu’ils n’ont pas assez de professeurs pour le faire, permet d’imaginer facilement ce que réserve l’avenir. Cette semaine, les talibans ont décidé d’ouvrir les classes pour les garçons jusqu’au bac mais pour les filles seulement au niveau de l’école primaire.

Dans tous les domaines, la situation des femmes est catastrophique. D’ailleurs, parmi les personnes que j’ai pu faire évacuer, il y a une femme hautement gradée de l’armée afghane, qui a eu une chance inouïe de quitter son logement quelques minutes avant que les Talibans n’arrivent chez elle, prennent sa voiture, ses armes… ils sont toujours à sa recherche.

 

Et cette femme maintenant, elle est a l’abri ? 

Oui, elle est en France. La plupart des membres de sa famille, dont des femmes forcément plus menacées, sont encore là-bas cachés et traqués par les Talibans.

Quelle est la responsabilité de la communauté internationale selon vous ? 

Il y a une responsabilité importante pour ne pas dire totale de la communauté internationale, et des Américains plus particulièrement, avec l’échec et le chaos apparus au grand jour en Afghanistan. J’observe cela de près depuis des années et je discute avec les femmes leaders. Il y a 10 ans déjà, on voyait que des choses n’allaient pas. Nous avions tous ces indicateurs sous les yeux. Par exemple, le SIGAR (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction) a été créé pour surveiller et pour évaluer les actions de reconstruction de l’Afghanistan par les américains. Ses rapports étaient présentés ensuite au congrès ou au Sénat américain. Sauf que lorsqu’on lit ces audits, on voit très bien que plein de choses n’allaient pas : les fonds avaient été dépensés sans que l’on puisse comprendre à quoi ils avaient servi… Ce manque de rigueur et l’obligation de rendre compte a aggravé la corruption qui existait déjà, et l’a accentuée de façon exponentielle. Il est intéressant de lire le titre d’un de leurs derniers rapports : « Le risque de faire parfaitement la mauvaise chose ».

D’autre part, on sait que 80% de la population est rurale en Afghanistan et qu’elle n’a jamais ou très peu pu bénéficier de cette manne financière massive. Les Talibans ont profité de cette corruption pour faire régner leur loi dans ces régions justement parce que la justice gouvernementale dans les contrées reculées, soit n’existait pas ou soit était corrompue et donnait raison à celui qui pouvait payer un bakchich.  Dans certaines contrées sous influence des talibans, les talibans arbitraient les différends et le problème était réglé sous la menace et les personnes étaient contraintes de respecter l’arbitrage.

Nous sommes informés que depuis plusieurs années, dans certaines régions, sous l’influence des Talibans, des écoles de filles ont été fermés ou ont été remplacées par des écoles coraniques pour les garçons.

Cette corruption est arrivée jusqu’au bout du système et l’absence d’une véritable gouvernance a fait prospérer l’existence des Talibans.

Concernant l’aspect de l’échec militaire, on entend le Président Biden dire qu’il ne comprend pas l’échec de l’armée afghane face aux offensives talibanes, mais il faut comprendre que l’armée afghane a été créée par les américains sur la même modèle que l’armée américaine. L’armée afghane était équipée avec de hautes technologies conçues et entretenues par 16 000 contractants américains. Dès que les États-Unis ont décidé de partir, ces contractants ont été évacués. L’armée afghane s’est donc retrouvée sans ou très peu d’outils opérationnels, soutien et surveillance aérienne, systèmes d’informations… S’ajoute à cela la corruption en haut de la pyramide, les soldats n’avaient pas reçu leurs salaires depuis plusieurs mois, leurs familles qui avaient faim, qui étaient malades. Et de plus le commandement leur demandait de faire des « retraits tactiques » face aux talibans… C’est toutes ces raisons réunies qui font que nous en sommes là aujourd’hui. On pourrait parler pendant des jours de tout ce qui n’allait pas.

 

Nous avons une dernière question avant de conclure cet entretien : Quels espoirs avez-vous pour les femmes afghanes aujourd’hui, une fois que la pression médiatique sera retombée ? Existe-t-il encore des leviers d’actions pour garantir leurs droits ? 

Aujourd’hui, c’est très difficile d’avoir de la visibilité. Je crains qu’au nom de l’aide humanitaire, les mêmes erreurs seront refaites et que nous céderons face aux talibans. La démocratie, les droits des femmes et plus largement les droits humains… tout sera complètement oublié au moment où les projecteurs ne seront plus braqués sur l’Afghanistan.

Il ne faut pas oublier qu’ils n’étaient pas que cent mille pour imposer leur émirat islamique aux trente-huit millions d’habitants que compte l’Afghanistan. Ce qui est horrible à dire et qui est pourtant une réalité crue, c’est que les femmes vont être utilisées par les Talibans pour qu’ils se reproduisent et ils vont certainement se dépêcher de le faire, c’est une urgence évidente.  Quel sera le quotidien de toutes ces femmes en particulier ?

Les talibans vont avoir besoin de l’extérieur. Les leviers actuellement cités pour faire pression sur ce régime sont précisément les réponses à ces besoins qui seraient conditionnées au respect des droits des femmes notamment. Quand on observe ce qui se passe déjà actuellement alors le pays est encore « visible », qu’adviendra-t-il lorsque le contrôle des informations qui filtreront sera maîtrisé ?

L’Europe doit se coordonner autour d’un seul et même discours : chaque pays ne doit surtout pas réagir individuellement. C’est ce qu’il s’est passé en Afghanistan pendant vingt ans : c’était chacun avait sa stratégie et ses convictions. On ne peut pas espérer faire quelque chose de constructif pour l’Afghanistan au vu de ce qu’y se passe notamment pour les filles et les femmes si on n’a pas une Europe concertée et unie.

 

 

Vice-présidente du Club France-Afghanistan et chargée de cours à l’ESSEC, aux universités de Kaboul et de Téhéran, Fahimeh Robiolle anime des formations en négociation, gestion de conflit, leadership et team building, à l’ENA, à Paris III, à Cergy et à ICP. Elle a contribué au projet « Négociateurs du Monde », en RDC et au Burkina Faso. Elle conduit des séminaires dans ces domaines en persan en Iran pour des décideurs et aussi pour les élèves à l’université de Téhéran. Elle organise des séminaires de développement de leadership pour les députées afghanes et les membres de conseils de la paix.

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