Interview d’Hélène Raspail : la Cour de Justice de l’Union européenne protège les femmes victimes de violences

1 février 2024

Hélène Raspail est maître de conférences en droit public (habilitée à diriger des recherches) à l’Université du Mans. Elle enseigne dans les différentes branches du droit international et européen et a notamment fondé en 2018 un Diplôme Universitaire « Droit des étrangers, réfugiés et apatrides » qu’elle dirige depuis. Elle publie régulièrement des articles et commentaires en droit international général, droit international des droits de l’Homme et droit des réfugiés. Elle est également juge-assesseur auprès de la Cour nationale du droit d’asile, nommée par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

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  • Le 16 janvier 2024, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a statué en faveur de la possibilité pour les femmes victimes de violences conjugales de prétendre au statut de réfugié. Avant de nous expliquer le contenu de cette décision, pouvez-vous rappeler le contexte de cet arrêt de la CJUE du point de vue du droit de l’Union européenne ?

Au sein de l’Union européenne, on dispose d’un régime d’asile européen commun. Le droit de l’Union européenne procède ainsi à une harmonisation des conditions des protections internationales entre tous les Etats membres. Il précise des critères permettant de déterminer si une personne entre dans le champ du statut de réfugié en vertu d’une convention internationale, la Convention de Genève de 1951, mais aussi dans celui d’une protection qu’on appelle la « protection subsidiaire », propre au droit de l’Union européenne. Ces précisions figurent dans un texte appelé directive « Qualification », qui doit être transposée dans les droits des Etats membres. Si une juridiction interne, juge de l’asile d’un Etat, se pose une question sérieuse sur l’interprétation d’une disposition de cette directive, il doit poser cette question dite « préjudicielle » au juge de l’Union aux fins de son interprétation.

Ici, la question a été posée dans le cadre d’un litige opposant l’Agence pour les réfugiés de Bulgarie à une femme d’origine turque, victime de violences conjugales, qui demandait le statut de réfugié. Ce statut de réfugié de la Convention de Genève de 1951 prévoit une certaine protection quand des personnes risquent des persécutions dans leur pays d’origine, mais à la condition que ces persécutions soient motivées par des critères déterminés. En cela, tous les risques de mauvais traitements ne permettent pas d’avoir le statut de réfugié. Les motifs retenus par la Convention sont au nombre de cinq : la race, la nationalité, la religion, l’appartenance à un groupe social et les opinions politiques. Si quelqu’un encourt un danger réel mais que son persécuteur n’agit pas pour l’un de ces motifs, il pourra seulement bénéficier d’une protection subsidiaire. Cette protection a des garanties proches de celles du statut de réfugié mais pas strictement équivalentes. Voilà pourquoi la précision de ces motifs par la directive du droit de l’Union européenne, et l’interprétation de celle-ci, est cruciale : il en va du champ d’application du statut de réfugié.

Apparaît ici le cœur du problème : est-ce que les femmes qui sont victimes de violences conjugales dans leur pays subissent des atteintes sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’une protection internationale ? Dans quel champ de protection internationale cette situation entre-t-elle ? Dans celui de la Convention de Genève ? Sur quel motif ? Peut-on considérer qu’elles craignent des persécutions en raison de leur appartenance à un groupe social : celui des femmes ?  Si non, cela peut-il relever de la protection subsidiaire ? Les questions posées par le juge bulgare étaient de cet ordre.

Certaines femmes subissant des violences que l’on peut considérer comme sexistes dans leur pays peuvent parfois bénéficier du statut de réfugié, mais sur des motifs qui ne leurs sont pas propres. C’est par exemple le cas pour les femmes iraniennes qui ne porteraient pas leur voile ou les femmes afghanes qui n’obéiraient pas aux préceptes des talibans. Ces dernières pourraient être protégées en considérant que les persécutions ont un motif politique ou religieux. Mais les femmes victimes de violences conjugales n’entrent pas dans ce cas de figure. On s’interroge ici sur le point de savoir si la persécution sexiste peut être reconnue en tant que telle.

Pour le moment, dans le droit de l’Union européenne, et particulièrement dans la jurisprudence française, les femmes, sans autre précision, n’ont jamais été considérées comme un groupe social. Autrement dit, les violences qui sont craintes ne sont pas considérées comme motivées par un caractère sexiste et ce caractère sexiste comme un motif entrant dans le champ de la Convention de Genève. Pourtant, même si le genre n’est pas précisément listé dans la Convention de Genève, la directive « Qualification » précise que les questions de genre devaient être prises en compte pour la définition du groupe social tout comme, depuis longtemps déjà, les questions liées à l’orientation sexuelle notamment pour les cas de persécution de personnes homosexuelles et transgenres qui sont alors protégées par le statut de réfugié en vertu de leur appartenance à un groupe social. Pour les femmes jusqu’ici, les violences qu’elles craignent n’ont jamais été considérées comme une persécution en vertu de l’appartenance à un tel groupe. Cet aspect est problématique dans la mesure où depuis longtemps, le Haut-Commissariat des Réfugiés (HCR) pour les Nations-Unies ne voyait pas de problème à définir les femmes comme faisant partie d’un groupe social et ce, dans ses premiers Principes directeurs datant de 2008 : « Le sexe peut de façon appropriée figurer dans la catégorie du groupe social, les femmes constituant un exemple manifeste d’ensemble social défini par des caractéristiques innées et immuables, et qui sont fréquemment traitées différemment des hommes. Leurs caractéristiques les identifient également en tant que groupe dans la société, les exposant à des formes de traitement et des normes différentes selon certains pays. ». Selon le HCR, à partir du moment où une femme est persécutée parce qu’elle est une femme, on peut sans difficulté considérer qu’elle a des craintes du fait de son appartenance à un groupe social.

Pour bien comprendre, on doit noter que la définition du groupe social comprend deux critères. Le premier est intrinsèque : pour appartenir à un groupe social, il faut que ce groupe puisse être défini par des caractéristiques innées immuables que l’on ne peut rejeter. Pour une femme, il s’agit soit de son sexe biologique, soit de son genre. Le second est extrinsèque : il faut que le groupe soit perçu comme différent par la société environnante, qu’il soit discriminé, stigmatisé. Et, dans certaines sociétés, il est clair que les femmes sont traitées différemment des hommes et subissent de très fortes discriminations.

Par conséquent, le point de blocage semble reposer sur la dimension de groupe et c’est pourquoi la jurisprudence française présente une réticence : on craindrait de devoir protéger la moitié de la population d’un Etat. En réalité, la notion de groupe social permet tout simplement d’identifier un groupe qui est traité différemment. Cela permet ensuite de protéger uniquement les membres de ce groupe qui risquent des persécutions et non tous les membres de ce groupe.

De la sorte, il ne s’agit pas de protéger toutes les femmes d’un pays. Cela signifie en réalité que si ces dernières sont traitées différemment dans leur pays, elles appartiennent à un groupe social et si elles y subissent des persécutions, alors elles devraient être protégées par le statut de réfugié.

 

  • Pouvez-vous à présent nous expliquer le contenu de cette décision ? En quoi incarne-t-elle une avancée majeure ?

La jurisprudence de la CJUE datant du 16 janvier 2024 est une heureuse victoire : dans cette décision, la CJUE a aussi considéré que la notion de groupe social devait inclure les femmes et que par conséquent celles-ci pouvaient être persécutées en tant que femme.

Elles remplissaient le critère intrinsèque [« le fait d’être de sexe féminin constitue une caractéristique innée »] et le critère extrinsèque [« les femmes peuvent être perçues d’une matière différente par la société environnante »]. La CJUE précise également que la détermination du groupe social est indépendante des persécutions : il y a groupe social dès que les femmes se voient « reconnaître une identité propre dans cette société, en raison notamment de normes sociales, morales ou juridiques ayant cours dans leur pays d’origine. ». Il n’est pas nécessaire d’avoir un autre « trait commun » pour définir groupe, comme par exemple, le fait de s’être soustraite à un mariage forcé.

Cette appartenance induit seulement la possibilité d’ouvrir la protection du statut de réfugié et non l’obtention automatique d’une telle protection. Il faut pour cela évaluer les craintes de persécution de la personne. Dans le cas des violences faites aux femmes et donc des violences conjugales, un certain degré de gravité doit être atteint.

Le dernier point de cette décision est relatif à la protection des autorités. Pour avoir accès à une protection internationale, il ne faut pas nécessairement que les persécutions aient émané de l’Etat : le cercle familial ou la communauté peut être à l’origine des mauvais traitements. C’est évidemment le cas pour les violences conjugales. Néanmoins, il faudra alors démontrer que l’Etat d’origine ne souhaitait pas ou était en incapacité de protéger la victime. Le juge de l’asile va donc regarder si une protection dans le pays d’origine était accessible pour voir si la personne peut bénéficier d’une protection internationale. On s’interroge donc : est-ce qu’une femme doit avoir sollicité l’aide des autorités de son pays avant de fuir ? Malheureusement, la plupart des femmes victimes de violences conjugales dans les pays problématiques partent sans avoir forcément sollicité la protection des autorités, en déposant plainte par exemple, car elles savent que leur démarche n’a aucune chance d’aboutir. Est-ce que le fait de ne pas avoir tout de même cherché cette protection les prive de toute protection internationale ? Selon la CJUE, la réponse est non : dans certains pays – sous réserve de confirmation, par des données géopolitiques objectives, fiables, récentes sur la situation du pays concerné – la protection des autorités sera considérée comme non effective et n’aura donc pas à être recherchée. Autrement dit, si contacter la police et déposer plainte est peine perdue pour ces femmes, on doit établir qu’il y a une absence de protection de l’Etat d’origine. Pour certains Etats, cette absence de protection découle d’une situation intérieure trop dégradée – par exemple, un conflit armé, un coup d’Etat, etc. Parfois, l’Etat peut également tolérer les persécutions vécues par les femmes (c’est très certainement le cas de la Turquie comme dans cette affaire). Et évidemment, lorsque l’Etat est aussi l’acteur des persécutions envers les femmes comme en Afghanistan ou en Iran, il n’y aura aucune protection à envisager. On rappelle que dans certains pays comme l’Arabie Saoudite, les femmes accusées d’adultère peuvent être condamnées par la justice à être lapidées. Les femmes ne peuvent donc évidemment pas solliciter la protection de telles autorités. Dans ces cas de figure, sans même avoir besoin d’aller déposer plainte, une femme pourra cherche la protection du statut de réfugié.

 

  • A part la Convention de Genève, y a-t-il d’autres sources du droit de l’asile et du droit international sur lesquelles la CJUE s’est fondée pour interpréter la directive qualification ?

Plusieurs textes ont nourri la décision du 16 janvier 2024 de la CJUE. En vertu de l’article 78 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) qui est relatif à la politique d’asile commune, le régime d’asile européen commun doit être interprété à la lumière de la Convention de Genève mais aussi en vertu de tous les autres traités pertinents. Parmi eux, la CJUE a identifié la Convention des Nations Unies sur l’élimination des discriminations faites aux femmes et la Convention d’Istanbul.

Adoptée par le Conseil de l’Europe en 2011, la Convention d’Istanbul est relative aux violences faites aux femmes. Dans son article 60, elle énonce que les Etats doivent prendre des mesures législatives ou autres qui sont nécessaires pour que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution au sens de la Convention de Genève et comme une forme d’atteinte grave au sens de la protection subsidiaire.

Elle ne dit pas précisément que les femmes doivent être protégées par le statut de réfugié ou par la protection de subsidiaire mais que la violence sexiste doit être reconnue comme suffisamment grave pour bénéficier d’une protection. Mais la CJUE s’est tout de même appuyé sur cette disposition, élément fort de son arrêt du 16 janvier 2024. La Convention d’Istanbul venait d’être approuvée par le Conseil de l’Union européenne le 1er juin 2023 et est donc entrée en vigueur au sein de l’Union européenne le 1er octobre 2023. L’arrêt de la Cour, en ouvrant le champ des possibles pour la protection internationale des femmes, lui a ainsi donné effet utile en droit de l’Union européenne.

 

  • Quelles conséquences cette décision pourrait-elle avoir en France ?

Jusqu’ici en France, seules les femmes fuyant un mariage forcé, les fillettes craignant l’excision ou encore les femmes s’étant extraites d’un réseau de prostitution pouvaient bénéficier de la protection de la Convention de Genève du fait de leur appartenance à un certain groupe social. La Cour nationale du droit d’asile avait ainsi une conception très restreinte de la notion de groupe social appliquée aux femmes et jusqu’ici, la notion de persécution à caractère sexiste n’avait jamais été identifiée dans son ensemble. Celles qui craignaient des violences conjugales pouvaient seulement bénéficier de la protection subsidiaire qui est moins protectrice que le statut de réfugié notamment car le titre de séjour associé est de plus courte durée, que cela ne leur permet pas de bénéficier du principe de l’unité de famille et qu’elle ne s’applique que dans le cadre de l’Union européenne.

Reconnaître le caractère sexiste des violences subies est également positif pour l’avenir : si des Etats font une analyse de droit comparé et remarquent que tous les Etats membres de l’Union européenne accordent désormais à ces femmes le statut de réfugié en vertu de la Convention de Genève, cela les incitera à une interprétation tout aussi large du groupe social, permettant la prise en compte des violences liées au genre.

 

  • Vous êtes également Juge assesseur auprès de la Cour nationale du droit d’asile. Quelles sont les compétences de cette institution ?

La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est une cour d’appel qui juge en premier et dernier ressort des recours formés à l’encontre des décisions de rejet des protections internationales de la part de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Cette autorité administrative se charge de procéder à des entretiens individuels et de prendre une première décision relative à la demande de protection internationale. Les déboutés de l’asile peuvent alors faire appel auprès de la CNDA pour faire annuler la décision de l’OFPRA. Il s’agit d’un recours dit « de plein contentieux », qui ne conduit pas en cas d’annulation de la décision de rejet à un renvoi devant l’autorité administrative. Dès lors, quand la CNDA annule une décision de l’OFPRA, elle prend elle-même la décision de protection.

La CNDA est une juridiction administrative spécialisée sur les demandes de protections internationales. Les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel sont quant à elles compétentes pour toutes les autres questions de droit des étrangers (séjour, éloignement) mais pas sur les questions d’asile. La Cour est placée sous le contrôle du Conseil d’Etat qui peut connaître de moyens de droits soulevés à l’encontre de ses décisions, mais pas rejuger les faits.

La Cour fonctionne jusqu’à présent avec des formations de jugement qui sont en principe collégiales. En leur sein, il y a trois catégories de juges : un président qui est un magistrat judiciaire ou bien un juge administratif ou de la Cour des comptes, et deux juges-assesseurs. Ces derniers sont désignés par le Conseil d’Etat en vertu de leurs qualités spécifiques en matière de droit d’asile ainsi que par le Haut-Commissariat des Réfugiés (HCR) pour les Nations Unies sur avis conforme du Conseil d’Etat. Ces juges sont indépendants, ils ne reçoivent pas d’instruction de la part du HCR mais seulement une formation initiale et continue, à la fois juridique et géopolitique, ce qui est gage de qualité.

 

  • Ces compétences sont-elles amenées à évoluer dans le cadre d’une entrée en vigueur du projet de loi relative à l’asile et à l’immigration en France ?

C’est davantage le fonctionnement de la CNDA qui est amené à évoluer dans le cadre de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’asile et à l’immigration. Ses compétences restent identiques.

L’article 70 de la loi supprime en effet le principe de la collégialité des formations de jugement. Jusqu’ici, la CNDA ne statuait en juge unique que par exception, dans le cadre des procédures accélérées, pour le cas par exemple des ressortissants de pays qui figurent sur la liste des pays d’origine sûrs établie par le Conseil d’administration de l’OFPRA. Le juge unique pouvait alors demander le renvoi devant une formation collégiale s’il considérait l’affaire sensible ou complexe. L’article 70 renverse ce principe et faire de l’exception la règle. Le problème est que de nombreux juges sont très attachés à la collégialité qui est un gage de bonne administration de la justice. Cependant le Conseil constitutionnel n’a pas considéré que le fait que la Cour statue à juge unique portait atteinte aux droits de la défense, dans sa décision relative à la loi asile et immigration du 25 janvier 2024. Le type d’affaires traité par la CNDA peut requérir des connaissances particulières en droit d’asile et sur la situation prévalant dans les pays des ressortissants. Elles demandent de juger la crédibilité générale d’un demandeur, ce qui peut s’avérer délicat sans collégialité. Néanmoins, le contenu de l’article 70 est flou et laisse un grand pouvoir d’appréciation à la Cour : il est précisé qu’elle pourra de sa propre initiative ou à la demande du requérant renvoyer à une formation collégiale si l’affaire « pose une question qui le justifie ». Le critère de renvoi est par conséquent extrêmement vague. De plus, pour siéger comme juge unique, un président vacataire doit avoir au moins six mois d’expérience en formation collégiale à son actif. Si la règle du juge unique était largement appliquée, il va évidemment être difficile de trouver suffisamment de juges avec une expérience suffisante pour présider les formations de jugement.

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