Interview d’Eliane Viennot – Participer à l’avancée de l’égalité par la langue

26 février 2024

Eliane Viennot est professeuse émérite de littérature de la Renaissance. Elle a enseigné la langue et la littérature française dans les universités de Washington (Seattle, USA), de Nantes, de Corse, de Saint-Etienne, et elle a été membre senior de l'Institut universitaire de France de 2003 à 2013. Spécialiste de Marguerite de Valois et d'autres femmes d'Etat de la Renaissance, elle s’intéresse plus largement aux relations de pouvoir entre les sexes et à leur traitement historiographique sur la longue durée. Militante féministe depuis les années 1970, elle s'est notamment investie dans les campagnes pour le droit à l'avortement, pour la parité, et pour l'institutionalisation des études féministes (ou «de genre»). Elle travaille également aux retrouvailles de la langue française avec l'usage du féminin.

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  1. Dans votre ouvrage En finir avec l’homme, Chronique d’une imposture (Edition iXe, 2021), vous revenez sur l’étymologie du mot « homme » et sur son cheminement pour devenir ce qui désigne le genre humain tout entier. Dans la langue française, encore aujourd’hui, le masculin l’emporte automatiquement sur le féminin. Que se cache-t-il sous cette règle prétendument « neutre » ?

— Il y a effectivement un lien entre l’expansion sémantique du mot homme et le mode d’accord résumé par la formule qu’on connait. Ce lien, c’est que le masculin est un genre plus noble que le féminin, ce que des grammairiens ont commencé à soutenir au XVe siècle. Il y a d’ailleurs un troisième domaine touché par cette idéologie : c’est l’évocation des groupes mixtes, quand on le fait au masculin – aujourd’hui appelé « générique ». En fait, rien n’est neutre dans cette affaire. Tout est politique, et tout est lié avec l’objectif de conforter la domination masculine.

Sur le premier volet, on sait que le terme homo, d’où vient le mot homme, a évolué entre le latin (où il signifiait « toute personne ») et le XIIIe siècle (où il ne signifie plus que « mâle humain adulte »). Un des premiers humanistes s’en explique : en latin, on pouvait dire mulier est homo (« la femme est un humain »), en français, on ne peut pas dire la femme est un homme. Les premières entreprises visant à faire croire le contraire sont les traductions du premier chapitre de la Genèse, qui datent de la Renaissance : les termes homo (Bibles latines) et anthropos (Bibles grecques) y ont été traduits par homme, man, hombre, etc., comme si les traducteurs avaient lu vir ou andros (les mots qui signifient mâle dans ces langues). Évidemment, rien ne change dans les usages, jusqu’au moment où le premier Dictionnaire de l’Académie (1694) adoube la supercherie : l’entrée Homme affirme que le mot « comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes ». Des femmes veulent y croire, mais personne d’autre, puisque les droits des hommes sont différents de ceux des femmes. En 1793, d’ailleurs, lorsque des féministes ont proposé pour la nouvelle Constitution des formules telles que « Tous les hommes ont un droit égal à la liberté, quels que soient leur âge, leur sexe et leur couleur », elles ont été balayées. Il a donc fallu écrire noir sur blanc, en 1944 (dans l’Ordonnance d’avril), puis en 1946 (dans le Préambule de la Constitution), que les nouvelles dispositions concernaient les femmes comme les hommes, en employant les deux termes. Mais lorsqu’en 1948 a été adoptée la Déclaration Universelle des Droits Humains, les autorités françaises ont voulu conserver les « droits de l’homme », en dépit de l’erreur de traduction. D’où les efforts déployés depuis – évidemment voués à l’échec – pour nous faire admettre que « la femme est un homme » constitue autre chose qu’un énoncé risible.

Sur le plan des accords, l’idée de la domination absolue du « genre le plus noble » dans les phrases où plusieurs noms de genre différent régissent un adjectif commun date du XVIIe siècle. Ce n’est pas qu’on ignorait cette possibilité avant : elle était même courante, puisque les langues reflètent les rapports de force des sociétés où elles sont en usage. Mais on connaissait d’autres manières de régler ce « conflit », et on ne les a pas oubliées même si l’école ne les enseigne plus. Il s’agit de l’accord de proximité (« les droits et libertés fondamentales ») et de l’accord au choix, que ce dernier fasse intervenir la valeur relative des termes à accorder, la préférence personnelle ou la quantité. Bien entendu, la notion de noblesse a été abandonnée par la République, mais elle n’a fait que modifier la formule, en laissant l’essentiel de l’idée.

Quant au « masculin générique », lui aussi n’a été théorisé qu’après 1944 : les discours restent au genre le plus noble, mais on dit que ça concerne les femmes aussi, qu’il n’y a pas de problème. Auparavant, on expliquait au contraire – par exemple à la première femme qui a voulu se présenter à la présidence de la République, Marie Denizard, en 1912, que si les textes règlementaires sont rédigés au masculin, c’est que seuls les hommes sont concernés. Ici toutefois, pour faire passer la pilule, on a choisi une formule moins brutale que pour les accords : le mot générique fait savant…

 

  1. Le 30 octobre 2023, le Sénat a adopté une proposition de loi visant à interdire la pratique de l’écriture inclusive dans « tous les cas où le législateur exige un document en français ».  Pouvez-vous décrypter cette décision ?

Cette proposition de loi est la douzième depuis 2020, la plupart ayant émergé à l’Assemblée nationale et toutes provenant de la droite et de l’extrême-droite. Les élu·es qui les ont produites n’ont aucune idée de ce qu’est le langage égalitaire, ni de l’inefficacité totale des mesures avancées sur la démasculinisation du français aujourd’hui en cours dans la société française. Ces gens sont obsédés par le point médian. Ce n’est pourtant qu’un signe pour exprimer une abréviation, en remplacement des e entre parenthèses qui ont envahi les formulaires administratifs et les discours écrits depuis une quarantaine d’années. C’est un signe plus juste et plus discret, mais il n’est nullement nécessaire (les abréviations ne le sont jamais). Si une loi interdisait d’écrire « les commerçant·es », il suffirait d’écrire « les commerçantes et commerçants ». Qui pourrait nous en empêcher ? Qui pourrait nous empêcher de parler des « droits humains » ? Qui pourrait nous empêcher d’accorder avec le terme le plus proche ou que nous jugeons le plus important ? L’école elle-même ne l’interdit pas : elle se contente de ne pas enseigner ces procédés, que l’on trouve sous la plume des plus grands auteurs.

Quant à argumenter sur le thème que les documents doivent être rédigés en français, c’est d’un ridicule achevé. Si « commerçant·e » n’est pas français, alors « commerçant(e) » ne l’est pas non plus. Pourquoi a-t-on toléré jusqu’ici ce « péril mortel » ? De fait, ces élu·es ne savent pas de quoi il est question, mais elles et ils savent que le sujet est clivant : pour plaire aux gens qui ne veulent pas qu’on s’attaque à la domination masculine – et ils sont nombreux –, il faut se montrer « contre l’écriture inclusive ».

 

  1. Vous plaidez en faveur des retrouvailles de la langue française avec l’usage du féminin. Dans quelle mesure cela permettrait-il de développer l’égalité de genre ?

— Le féminin, dans les langues où existe la variation de genre, sert d’abord à parler des femmes (il sert aussi à parler d’objets et d’êtres immatériels, mais ceci est hors sujet dans notre propos).

En conséquence, ne pas employer les mots désignant les femmes, comme dans les discours au « masculin générique », ou affubler les femmes de termes masculin, comme directeur ou défenseur, c’est les faire disparaitre tout court, et des esprits qui produisent les discours, et de ceux qui les reçoivent.

C’est aussi signifier qu’elles comptent pour du beurre. C’est un peu comme lorsqu’on expliquait, avant 1944, qu’elles n’avaient besoin ni de voter ni d’être élues puisque leurs maris ou leurs pères faisaient ça pour elle. Quant à donner la priorité au masculin sur le féminin dans le système des accords, c’est signifier qu’elles ont moins de valeur. C’est un peu comme si, dans les assemblées, elles disposaient de la moitié d’une voix, ou d’un quart, ou d’un dixième, quand les hommes en ont une entière.

Au contraire, quand nous prenons conscience de ces usages purement sexistes, nous commençons à réfléchir sur l’ampleur de la domination masculine (« jusqu’où ça va ! »). Et si nous décidons d’arrêter de la conforter, si nous décidons, par exemple, de dire systématiquement « les collégiennes et les collégiens », « celles et ceux », « bonjour à tous et à toutes » (vous remarquerez que je privilégie l’ordre alphabétique), nous changeons notre vision du monde. Et nous changeons celle des gens qui nous écoutent ou qui nous lisent. Nous permettons que de nouveaux usages s’installent, petit à petit, et que s’élève le niveau de l’intolérabilité de la sujétion des femmes. Je ne saurais trop insister sur cet aspect : nous sommes responsables de nos paroles, de nos textes. Nous pouvons participer à l’avancée de l’égalité – sans que ça nous coute un sou. Ou nous pouvons nous laisser dominer, et véhiculer la domination masculine, et la conforter. C’est notre choix.

 

  1. Quelles mesures concrètes mettre en place pour neutraliser/féminiser le langage ?

— Il faut d’abord sortir des confusions. La langue française n’a pas besoin d’être féminisée, mais démasculinisée. C’est d’autant plus facile que, pour ce faire, on n’a pas besoin d’inventer quoi que ce soit : il suffit de comprendre l’importance de cette révolution culturelle, et de s’y mettre. Nul n’est obligé de parler « des Français », « des collégiens », « des commerçants ». Tout le monde connait les mots féminins correspondants, il faut juste vouloir les utiliser. Dès qu’on veut, on peut. Bien sûr, il faudrait que l’école nous enseigne les ressources à notre portée, au lieu de nous les cacher – et il faudra gagner ce combat-là aussi. Mais aujourd’hui, il y a des ouvrages, des guides : quiconque veut s’y mettre s’y met. En quelques heures on connait les bonnes techniques, en quelques semaines elles sont devenues des automatismes.

L’autre confusion, c’est celle du neutre. Ce genre est mort vers le XIIe siècle en français. On ne le recréera pas, et du reste cela ne servirait à rien car le neutre n’est pas fait pour parler des humains. Le français ne connait que deux genres, il faut se débrouiller avec eux, et on a de la chance : c’est possible ! On peut rééquilibrer les pouvoirs des deux genres. On peut aussi desserrer la contrainte de genre, c’est-à-dire promouvoir les désignations de la fonction plutôt de la personne qui l’exerce, ou les usages véritables plutôt que les stéréotypes. Le statut dit « de l’auto-entrepreneur » pourrait s’appeler « de l’auto-entreprise ». Les « écoles maternelles » pourraient s’appeler des « jardins d’enfant ». C’est à nous, le public désireux d’égalité, à imposer ces changements.

Pour en savoir plus sur les préconisations d’Eliane Viennot :

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