Interview de Justine Masika Bihamba : Agir face aux violences sexuelles en République Démocratique du Congo

28 février 2024

Justine Masika Bihamba est née en 1965, à Butembo, au Nord-Kivu, en RDC un pays ravagé par d’interminables conflits depuis plus de trente ans. Cofondatrice de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles (SFVS), elle sillonne inlassablement le monde pour interpeller les instances internationales, défiant leur silence trop souvent retentissant.

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  • Dans votre dernier ouvrage Femme debout face à la guerre (L’aube, 1er mars 2024), vous faites le procès du viol comme arme de guerre. Dans quelle mesure ce crime commis à l’encontre des femmes et des filles contribue-t-il au « dérèglement du monde » ?

Le viol, notamment commis dans un contexte de guerre, n’a pas pour finalité le plaisir sexuel. Lorsque des enfants en sont victimes devant leurs parents, ou l’inverse, lorsque des objets pointus sont introduits dans les organes génitaux des femmes, le viol a pour seul but la destruction. Lorsque tout un village est violé, cela aboutit non seulement sur la destruction mais aussi sur un dérèglement du monde. En effet, les victimes – enfants ou adultes – sont traumatisées à vie. Toute leur existence s’en trouve désorientée. Les belligérants considèrent que la femme est sacrée. C’est pourquoi le viol sert d’arme pour anéantir un homme : il conduit à déshonorer son épouse afin que celui-ci se retrouve sans force.

 

  • Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a personnellement poussé à vous engager en faveur des droits des femmes ?

Je suis née dans une famille « normale » : mon père était commerçant et, contrairement à beaucoup d’autres femmes de ma génération qui n’ont pas pu étudier, j’ai eu cette chance et je n’ai manqué de rien. Lorsque j’ai fini mes études et que j’ai dû trouver un travail, j’ai rejoint une organisation locale qui s’occupait des femmes paysannes. A partir de mon expérience auprès de ces dernières, j’ai compris que les femmes détiennent la force et le pouvoir pour changer les choses mais qu’elles-mêmes ignorent le fait qu’elles en ont la capacité. Elles ont par conséquent besoin d’être accompagnées et c’est pour cela j’ai décidé de m’engager en faveur des droits des femmes. A l’époque, ces femmes nous avaient fait remonter un constat : quand celles-ci se rendaient au champ pour cultiver la terre, elles étaient systématiquement victimes d’abus et de violences sexuelles, et ce tout particulièrement en période de guerre.

 

  • Vous avez fondé la Synergie des Femmes pour les Victimes de Violence Sexuelle à Goma, en République Démocratique du Congo. Quelles sont les missions de cette coalition ?

Face à la nécessité d’unir nos efforts et de mettre fin aux violences sexuelles, nous avons fondé il y a vingt ans la Synergie des Femmes pour les Victimes de Violence Sexuelle. Au sein de cette organisation, chaque membre est chargé d’amener son expertise. Ensemble, nous sommes parvenus à la conclusion suivante : l’accompagnement des femmes victimes de violences sexuelles requiert une approche globale. On ne peut pas prodiguer un soutien psycho-social sans inclure un aspect médical ou encore une aide juridique et judiciaire. De même, il est nécessaire de travailler sur la réinsertion et l’acception au sein des familles des victimes. Tous les âges sont d’ailleurs concernés : depuis 2003, les femmes victimes que nous avons accompagnées ont entre 10 mois et 80 ans.

C’est pour cela que nous avons fait le choix de travailler en synergie en regroupant l’expérience et l’expertise de 35 organisations féminines congolaises. Premièrement, nous proposons aux femmes une prise en charge médicale : quand elles arrivent, elles souffrent de lésions graves qui doivent être soignées.  Puis, un accompagnement psycho-social : elles ont été détruites et ont besoin de spécialistes pour parvenir à se remettre de leur traumatisme. Enfin, une réinsertion socio-économique : une femme qui a été violée peut perdre l’appui de sa famille et subir un véritable rejet. Cela passe par exemple par de la médiation familiale. On demande également aux jeunes femmes ce qu’elles faisaient avant leur vécu traumatique et on adapte la réponse apportée en fonction de cela : rescolarisation, reprise de l’activité professionnelle …

 

  • En vingt ans, avez-vous constaté des évolutions dans la prise en charge judiciaire des violences sexuelles ?

En 2003 et 2004, il était difficile d’accéder à la justice. Mais, avec le plaidoyer et le travail que nous avons fournis, aujourd’hui, les tribunaux se sont multipliés un peu partout et, grâce aux organisations internationales qui supportent les frais de justice, les femmes parviennent à accéder à la justice. Même la lenteur du système a connu quelques améliorations : avant, les femmes n’allaient pas porter plainte car elles savaient qu’elles allaient être pointées du doigt et qu’elles n’obtiendrait jamais gain de cause. De plus, l’argent permettait de corrompre facilement les juges. Il y a eu depuis une légère amélioration. Aujourd’hui, les résultats ne sont pas totalement atteints et la corruption reste un fléau persistant mais la justice est déjà parvenue à condamner des hauts gradés de l’armée qui avaient commis des viols.

Néanmoins, on constate encore des complaisances au sein des tribunaux : la loi prévoit une peine de cinq à vingt ans pour l’infraction de viol. Certains juges punissent les auteurs de viol à trois ans d’emprisonnement. S’ils paient, la liberté provisoire peut leur être accordée. Cela reste notre combat aujourd’hui.

 

  • Quel message souhaiteriez-vous adresser aux acteurs de la sphère internationale [organisations non-gouvernementales, gouvernements…] ?

La République Démocratique du Congo (RDC) est en guerre depuis trente ans. Mes enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants n’ont jamais connu la paix. Nous souhaitons la paix. La communauté internationale croit que la guerre en RDC est lointaine. Au contraire, leurs téléphones, leurs ordinateurs, leurs voitures électriques sont fabriqués à partir de minerais provenant de mon pays. Dans ce même pays, les femmes sont violées pendant la guerre. La communauté internationale est donc aussi concernée par la question de la RDC.

Après le Soudan, nous sommes le deuxième pays à compter le plus de populations déplacées. On compte environ un million de personnes déplacées et l’aide humanitaire que nous avons pour le moment reste très limitée. Chaque jour, nous enterrons des cadavres à cause de la famine. Ce phénomène pousse les individus à quitter leur pays d’origine. Tout le monde doit s’impliquer pour que nous puissions avoir la paix.

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