Interview de Geneviève Pruvost : le féminisme de subsistance contre la crise climatique

28 septembre 2023

Dans le cadre de la campagne de sensibilisation "Femmes et Environnement" menée en coopération avec Science Po à l'occasion de la Semaine Européenne de Développement Durable, les étudiantes ont eu l'occasion de réaliser un entretien de Geneviève Pruvost, directrice de recherche au CNRS. Cette dernière est l'autrice de "Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance" (Paris, la Découverte, 2021) et de l’article "Changer d’échelle : penser et vivre depuis les maisonnées " (Les terrestres, 5 janvier 2022).

  • Vous avez travaillé et écrit sur le féminisme de subsistance/l’écoféminisme vernaculaire. Pourriez-vous rapidement expliquer de quoi il s’agit?

Le féminisme de subsistance s’appuie sur la matérialité du monde (proche du féminisme matérialiste et matériel). La subsistance, ce sont toutes les activités qui permettent d’assurer des fonctions vitales en restant en prise directe avec les matières de son milieu de vie, de sorte à assurer la reproduction de la vie de tous les habitant.e.s humain.e.s et non-humain.e.s de ce milieu de vie. Ce travail de subsistance ne peut pas être délégué à des machines et des usines à l’autre bout de la planète.

La caractéristique de ce féminisme, c’est qu’il met en avant le fait que les femmes sont très souvent placées en première ligne de ce travail de subsistance dans les sociétés du Nord où les hommes ont été les premiers happés par la société de consommation-production.  La division du travail en monde industriel est très différente de celles des sociétés paysannes (qui sont plus précisément des sociétés de paysans et d’artisans) où peu de gens peuvent s’extraire de la tâche nécessaire d’assurer les besoins de base. Aujourd’hui s’est imposée l’évidence d’une inégale répartition de ce travail qui est assigné aux femmes via le travail domestique dans les pays du Nord, et à des ouvriers et des paysans dans les pays du Sud.

Le féminisme de subsistance permet d’aller ainsi au-delà de l’injuste et inégale répartition du travail domestique[1] entre hommes et femmes en introduisant une approche historique qui inclut l’histoire de la colonisation, de l’exode rural et de la stratification sociale entre métiers en col blanc et en bleu de travail. Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen insistent ainsi sur le fait qu’il y a une inégale répartition du travail de subsistance à l’échelle planétaire, entre les hommes et les femmes, paysan.ne.s et non-paysan.ne.s.

 

  • Quel est le but de ce féminisme de subsistance ?

Le but de ce féminisme est de s’opposer à ce qu’on « ringardise » ce travail et d’en faire un levier majeur de l’égalité face à l’injustice environnementale, parce que seul le travail quotidien de subsistance permet de rester en lien et en état de veille sur tout un écosystème, des ressources régionalisées.

Ce féminisme souligne que le travail de subsistance est un travail qui permet une autonomie, un soin des proches mais aussi un soin écologique (proche de la matière). Remplacer ce travail de subsistance par un travail de consommation est le projet de l’industrie capitaliste. Les conséquences sont immédiates, les conditions de vie d’une grande partie de population de la planète se trouvent directement impactées dans leur autonomie.  Or c’est un travail essentiel qui doit être repartagé, redistribué, revalorisé [NB : comme pour le “care”] : il faut inclure l’attention portée sur la matérialité de la fabrique du monde ; avoir un rapport au monde vivant qui ne peut pas être qu’intermittent etc. Cela implique donc un travail suivi, un arpentage quotidien, un rapport au lieu, une nouvelle manière de faire société.

 

  • Pourriez-vous donner un exemple concret d’action ou mode de vie/produire/consommer que prône cet écoféminisme?

Le travail de subsistance subsiste même dans nos sociétés industrialisées ; ce n’est pas quelque chose qui a disparu de nos existences ! Par exemple, un bon repas maison fait avec les produits du jardin, cela requiert de l’attention à tous niveaux. C’est du reste si important que cela reste un critère d’évaluation ordinaire du bien vivre, à l’époque moderne.

Un autre exemple : l’activité vivrière, avec le jardin ouvrier où le potager est investi par les mouvements écologistes locaux qui luttent contre la destruction des jardins. Ils réclament des terres pour relancer ceintures maraîchères, jardins urbains proches de là où les personnes habitent. Cela permet d’accueillir tous les publics, et de créer des rencontres interculturelles. Ce n’est pas un hasard si les femmes se trouvent tout particulièrement sur ce front de revendications de petits lopins de terre. Elles sont socialisées à ce type d’actions modestes, en lien avec l’activité domestique, pourtant indispensable pour lutter contre l’artificialisation et l’accaparement des terres. L’enjeu est d’étendre ce concernement à toute la population – et se détacher de l’idée de gagner plus d’argent. Cette revendication est potentiellement de vaste amplitude car elle conduit à une réforme foncière pour la réaffectation de la fonction et de l’utilité des terres : agriculteurs et agricultrices, artisans et artisanes qui défendent une perspective de subsistance demandent à avoir des champs ou des ateliers de taille décente et accessibles pour faire quelque chose de substantiel – et non du greenwashing.

Ces exemples montrent des actions qui suivent un temps proche de la quotidienneté et rejoignent le militantisme qualifié de « préfiguratif » en ce qu’il fait la démonstration, dans le cours même de ses activités ordinaires, du monde tel qu’il devrait être.

 

  • Que peut nous apprendre cet écoféminisme et ses pratiques dans la lutte contre la crise climatique et écologique globale?

Ce féminisme est un écoféminisme qui dénonce l’oppression patriarcale que constitue l’alignement des carrières et des modes de vie sur le modèle du salarié « breadwinner » capitaliste et les ravages que constituent la relégation du travail de subsistance à du do-it-yourself de loisir ou à une exploitation d’ouvrier.e.s, tout particulièrement dans les Sud.

Dans ce courant méconnu du féminisme, il n’y a pas d’action politique sans mise en pratique immédiate, qui rejoint un certain nombre de modes d’actions anarchistes (l’action directe, la voie de fait, l’occupation de lieux), en ajoutant une approche féministe d’absence de hiérarchie entre les petits gestes et les mobilisations qui engagent un rapport de force frontale.

Le féminisme de subsistance s’oppose à la spécialisation de quelques-uns qui se tuent à la tâche pendant que d’autres s’en éloignent. L’émancipation passe par la voie du partage de subsistance – un partage empuissantant et joyeux.

 

[1] NB : ce qui est souvent mis en avant par les différents féminismes ou quand on parle des inégalités de genre en général. 

 

Merci aux étudiantes de Science Po pour cette interview [Charlotte Foulon, Meyya-tia Ramandraivonona, Ellen Löfgren, Julia Vidal et Constance Mousseaux].

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