Interview de Fabienne Lassalle : les femmes migrantes dans les opérations de sauvetage en mer

7 novembre 2023

Fabienne Lassalle est directrice générale adjointe de l'ONG de sauvetage en mer SOS MEDITERRANEE France. Diplômée de l'IEP de Grenoble et titulaire d'un Master sur le Développement, la Coopération et l'action Humanitaire (Université Panthéon-Sorbonne), Fabienne Lassalle a coordonné des projets de développement financés par des bailleurs de fonds internationaux – Commission Européenne, Banque Mondiale, Banques régionales de développement – en Afrique, Asie, Amérique latine. En 2015, elle participe à la création de l’association SOS MEDITERRANEE dont elle devient la directrice adjointe. SOS MEDITERRANEE est une association civile européenne qui a pour mission de sauver des vies en mer Méditerranée, de protéger les rescapés à bord de son navire de sauvetage et de témoigner de la situation en mer et des multiples visages de la migration.

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  • Pouvez-vous nous présenter l’association SOS MEDITERRANEE ? Pourquoi l’avez-vous créée ?

SOS MEDITERRANEE est une organisation européenne et civile de sauvetage en mer, créée en 2015. Au départ, nous avons voulu créer une association européenne, mais le statut n’existait pas. Nous avons donc créé des associations dans plusieurs pays et aujourd’hui nous sommes présents en France, en Italie, en Allemagne et en Suisse.

SOS MEDITERRANEE a été créée pour faire face au drame qui se joue en mer Méditerranée où des centaines de personnes tentent de traverser pour fuir l’horreur qu’elles vivent, notamment en Libye. Elles montent sur des embarcations qui ne sont pas faites pour la navigation en haute mer, ce qui entraîne très souvent des naufrages et des noyades. Cette route migratoire est la plus dangereuse au monde. Depuis 2014, plus de 28 000 personnes ont perdu la vie en Méditerranée dont plus de 22 000 en Méditerranée centrale.

Ces faits sont connus depuis le début des années 2010. En 2013, au large de l’île de Lampedusa, un terrible naufrage a eu lieu, où plus de 360 personnes ont perdu la vie. Le gouvernement italien a réagi en mettant en place l’opération Mare Nostrum, avec six navires mandatés pour aller secourir les embarcations en détresse en Méditerranée centrale. Malheureusement, par manque de solidarité des autres Etats européens, l’Italie a mis fin à cette opération un an plus tard, ne pouvant supporter seule cette opération.

Les Etats n’assumant plus leurs responsabilités en matière de secours en mer nous avions le devoir en tant que citoyens d’intervenir pour aller secourir ces personnes. C’est donc face à l’absence de réaction des Etats, que nous nous sommes mobilisés, d’abord en France et en Allemagne, pour créer SOS MEDITERRANEE et affréter un navire.

 

  • Quelles sont les principales activités de l’association ?

Nous avons trois missions. Tout d’abord, sauver la vie de ces personnes. Nous affrétons un navire que nous avons aménagé et organisé pour répondre aux besoins et aux spécificités du sauvetage de masse. Notre équipe de marins sauveteurs a développé des compétences et des savoir-faire pour secourir un grand nombre de personnes et les mettre à l’abri à bord de notre navire.

Nous avons eu deux navires depuis le début de nos opérations. D’abord, l’Aquarius de 2016 à 2018 et depuis2019 l’Ocean Viking,

Notre seconde mission consiste à protéger ces personnes une fois les avoir secourues, en leur apportant les soins médicaux dont elles ont terriblement besoin après les horreurs vécues en Libye et durant leur traversée. Il s’agit également de leur apporter un début de soutien psychologique. Notre rôle de protection consiste aussi à leur permettre de débarquer dans un lieu sûr où leurs droits fondamentaux seront respectés.

A la suite du débarquement en Europe, notre troisième mission consiste à témoigner et sensibiliser. Avec notre présence en en mer, nous sommes les yeux et les oreilles de ce qui se passe en Méditerranée, c’est donc notre obligation de témoigner auprès du grand public. Nous organisons de nombreux évènements de sensibilisation auprès des scolaires, mais aussi plus largement, auprès de tout public dans le cadre de conférences, d’évènements, de festivals….

© Jérémie Dusseau

  • Quelles sont les lois qui s’imposent aux Etats concernant les sauvetages en mer ? Comment expliquer qu’elles ne soient pas respectées ?

Deux obligations s’imposent aux Etats, comme à nous tous d’ailleurs. Tout d’abord, il y a un devoir moral : nous ne pouvons tout simplement pas laisser mourir ces femmes, ces hommes et ces enfants alors que nous avons connaissance de leur détresse. Les Etats européens affichent ces valeurs et elles sont par ailleurs, inscrites sur les frontons de nos mairies.

 

Ensuite, il y a une obligation légale qui est indiscutable, le droit maritime international est très clair sur ce point. Tout capitaine et tout navire a l’obligation de porter assistance à une embarcation en détresse ou à une personne en détresse en mer. Cette obligation comprend également de devoir ensuite conduire les personnes secourues dans un endroit ou elles seront en sécurité.  Et les Etats ont la responsabilité de mettre en place les moyens pour secourir les personnes en détresse en mer. C’est ce désengagement des Etats à assumer leurs responsabilités qui nous a amenés, nous citoyens, à agir.

 

Depuis plusieurs années, la priorité des Etats européens est la protection de leurs frontières quitte à renoncer à leur obligation en matière de sauvetage en mer ou à transférer cette responsabilité à des Etats tiers. Aujourd’hui l’Italie et la Grèce sont en première ligne de l’arrivée des rescapés de la Méditerranée et la solidarité des autres pays européens peinent à s’organiser. Des accords ont été signés avec la Libye, la Tunisie ou encore la Turquie pour que ces Etats empêchent les départs de ces personnes afin qu’elles n’arrivent pas en Europe.

 

  • Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), le premier trimestre 2023 a été le plus meurtrier pour les migrants traversant la Méditerranée depuis 2017 avec 441 vies perdues en tentant d’atteindre l’Europe. Quels sont vos commentaires et vos réflexions sur cette situation alarmante ?

Depuis le début de l’année, 2 445 personnes ont disparu en Méditerranée centrale.

Si nous prenons en compte celles qui n’ont pas pu être identifiées, il est évident que ce chiffre est en vérité bien plus élevé. Nous n’avions pas vu autant de morts depuis 2017. Nous sommes face depuis plusieurs mois à une augmentation du nombre de traversées et de naufrages et, de façon corrélée, du nombre de morts. Il y a notamment une très forte augmentation des traversées depuis la Tunisie, qui depuis le début de l’année ont dépassé celles en provenance de la Libye.

Nous menons des actions de plaidoyer auprès des gouvernements et de l’Union européenne, pour dénoncer l’urgence de la situation et le manque de moyens.

Non seulement les Etats ne mettent pas en place les moyens suffisants pour secourir les personnes en détresse en mer mais en plus, empêchent, les ONG de sauvetage d’agir. Les ONG sont criminalisées et subissent de multiples tracasseries administratives, des contrôles très pointilleux et des immobilisations intempestives de leurs navires   se voient fermer les ports ou refuser le droit de débarquer avec des rescapés à bord avant plusieurs jours voire plusieurs semaines. Ce type de situation est extrêmement éprouvant et comporte énormément de risques pour les rescapés déjà très éprouvés par ce qu’ils ont vécu. Nous avons déjà vécu des situations où nous sommes restés en mer pendant 10-15 jours, et jusqu’à 21 jours avant de se voir attribuer un port., Notre équipe à bord doit alors s’adapter et apporter le secours et le support dont les rescapés ont besoin. Malheureusement certains rescapés ne supportent pas cette attente et finissent par craquer face à l’incertitude, leurs résistances lâchent et il arrive que certains sautent par-dessus bord pour mettre un terme à cette attente.

Récemment, l’Etat italien a mis en place de nouvelles règles visant à obliger les navires des ONG à débarquer dans des ports très éloignés du lieu où sont mené les opérations de sauvetage. La conséquence c’est une très forte augmentation des kilomètres à parcourir pour aller débarquer les rescapés puis pour revenir dans la zone de recherche et de sauvetage ce qui diminue considérablement nos capacités de sauvetage car nous nous sommes moins présents.

Malgré l’augmentation du nombre de naufrages, il y a de moins en moins de moyens et de facilités pour mener des opérations de sauvetage.

 

  • Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, environ la moitié des migrants et réfugiés sont des femmes et des filles. Parmi elles, 1 femme sur 5 déclare avoir subi des violences. Dans quelle mesure sont-elles particulièrement vulnérables pendant leur migration ? Comment les protéger ?

Les femmes et les jeunes filles paient un lourd tribut dans la migration. Elles représentent la moitié des migrants mais leur mortalité est bien plus élevée que celle des hommes car elles sont davantage exposées aux violences.

Dès le pays de départ elles ont plus de raisons de prendre le chemin de l’exil. En plus des situations de guerre, de conflits armés, de pauvreté, les femmes fuient également les violences domestiques ou conjugales, les mariages forcés ou encore la menace de l’excision pour leurs filles.

Une fois sur la route de l’exil, ces femmes sont sans protection car elles voyagent souvent seules. Elles sont donc particulièrement vulnérables et la proie des trafiquants, des réseaux de traite humaine.

© Laurence Bondard

Elles sont nombreuses à transiter par les centres de détention en Libye, où elles vivent l’horreur. Elles souffrent de malnutrition, d’absence d’hygiène et sont victimes d’abus, de torture, de viols à répétition. Cette situation comporte des risques de grossesses non désirées et de maladies sexuellement transmissibles.

Le viol est aussi le prix à payer pour fuir, pour payer les passeurs afin d’être autorisée à monter sur les bateaux de fortune et tenter la traversée de la Méditerranée.

Une fois sur les embarcations, la tendance est de rassembler les femmes au centre de l’embarcation, à priori pour les protéger. Or, le centre est justement l’endroit le plus dangereux car en cas de mouvement de panique, elles se retrouvent écrasées et étouffées. De plus, au fond des embarcations il y a souvent un mélange d’eau et de fioul extrêmement toxique dans lequel ces femmes vont baigner. Ce mélange très corrosif, leur brûle la peau et les asphyxient. A bord de notre navire e sont les blessures que nous traitons en priorité avant que la brûlure ne se répande sur le reste du corps. Sachant que les femmes sont davantage exposées aux violences, nous leur prévoyons un soutien particulier.

 

  • La Fondation RAJA-Danièle Marcovici finance l’association afin qu’une sage-femme puisse intervenir à bord du bateau Ocean Viking. Pourriez-vous nous décrire le quotidien d’une sage-femme à bord, pendant une opération de sauvetage ?

Dans notre organisation médicale, nous avons un médecin, un coordinateur médical, une infirmière ainsi qu’une sage-femme. De nombreuses femmes rescapées sont souvent enceintes ou accompagnées de très jeunes enfants. La présence d’une sage-femme est donc indispensable.

 

A bord du navire, nous prévoyons deux abris non-mixte et les membres masculins de notre personnel ainsi que les marins sauveteurs ne sont pas autorisés à entrer dans l’abri des femmes, afin qu’elles puissent se reposer sans se préoccuper de leur sécurité. Compte tenu des traumatismes qu’elles viennent de vivre certaines sont plongées en état de choc et de sidération et elles ont besoin de repos et de comprendre qu’elles sont en sécurité.

 

Lors de l’arrivée de ces femmes à bord, le premier travail de la sage-femme va être de faire un « tri » afin d’identifier les femmes les plus vulnérables, celles qui sont enceintes ou qui ont de très jeunes enfants. Les femmes qui en ont le besoin vont pouvoir bénéficier de consultations à la clinique. Dans l’espace réservé, la sage-femme va les recevoir et leur prodiguer les soins et le suivi particuliers liés à une grossesse ou des relations sexuelles non consenties. Des tests de grossesse sont mis à leur disposition ainsi que des traitements et dépistages de maladies sexuellement transmissibles ou encore des pilules abortives si elles souhaitent mettre un terme à un début de grossesse.

 

A bord, nous avons le matériel pour faire des échographies, ce qui est essentiel car la plupart d’entre elles n’ont jamais eu de suivi de grossesse et n’ont jamais vu de sage-femme. La consultation avec la sage-femme est l’occasion de se confier, d’être rassurée et réconfortée c’est une aide psychologique et médicale.

 

Afin de respecter la confiance des ces femmes, les témoignages recueillis par la sage-femme restent secrets et ne seront pas communiqués sans leur accord. Si les femmes le souhaitent, les informations médicales recueillies sont transmises lors du débarquement aux autorités sanitaires et aux associations compétentes pour établir un suivi médical. L’apport et le rôle de la sage-femme sont essentiels car celle-ci instaure un premier temps d’écoute et de bienveillance pour des femmes qui n’en ont peut-être jamais eu de leur vie.

© Hannah Wallace Bowman 

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