Interview de Christelle Taraud : lutter efficacement contre les féminicides

24 novembre 2023

Christelle Taraud est Senior Lecturer à NYU Paris et est membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I/Paris IV). Elle travaille sur les femmes, le genre et les sexualités en contexte colonial maghrébin. Elle travaille également sur les violences faites aux femmes et les féminicides à l'échelle planétaire et a développé le concept de "continuum féminicidaire". Elle est l’autrice de nombreux livres dont La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962 (Payot, 2003 et 2009) et « Amour interdit ». Prostitution, marginalité et colonialisme. Maghreb 1830-1962 (Payot, 2012). Elle a par ailleurs co-dirigé Sexe, race et colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (La Découverte, 2018), Sexualités, identités & corps colonisés (Editions du CNRS, 2019) et a dirigé Féminicides. Une Histoire Mondiale (La Découverte, 2022).

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  • Selon le collectif Féminicides par compagnon ou ex, à date du 24 août*, 69 femmes ont été victimes d’un féminicide depuis le début de l’année 2023. Que désigne le mot « féminicide » ? Est-il adapté à la réalité ?

[*Cette interview a été réalisée le 24 août. Le jour de sa date de parution sur le site de la fondation, le 24 novembre, 26 autres femmes sont mortes sous les coups de leur mari]

Depuis le 24 août*, le nombre de féminicide a beaucoup augmenté. Le comptage de ces meurtres est complexe : les méthodes diffèrent entre les collectifs, certains prennent en compte la qualité de partenaire intime uniquement, d’autres incluent en sus, par exemple, les femmes transgenres, ce qui créé des décalages.

Le mot féminicide dans son acceptation première ne désigne pas le fait qu’une femme soit tuée dans le cadre conjugal par son compagnon. Ce terme est d’abord né au Mexique pour rendre compte d’une situation sidérante dénoncée par Marcela Lagarde y de los Ríos : celle de la disparition de centaines, puis de milliers, de femmes mexicaines à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique dans les années 1990.

Loin d’être un fait divers isolé, il s’agissait d’une attaque massive et systémique contre les femmes.

Le concept originel pour désigner le meurtre d’une femme par un homme dans le cadre conjugal est celui de « fémicide », né en 1976 à Bruxelles quand près de 2000 femmes, féministes, chercheuses et militantes venues de 40 pays différents ont organisé le premier Tribunal international des crimes contre les femmes.

L’une d’entre elle, Diana E. H. Russel, chercheuse sud-africaine résidant aux Etats-Unis, a défini le fémicide comme un crime de haine misogyne dont l’objectif premier est pour l’homme de tuer une femme car elle est une femme.

En France, l’usage du terme féminicide se rapproche davantage de la définition du fémicide que de celle du féminicide qui désigne, selon Marcela Lagarde y de los Ríos, un crime de masse/collectif/à tendance génocidaire[1] dans la mesure où les femmes sont attaquées en tant qu’individus physiques mais aussi en tant qu’identité et univers associés au féminin. Ainsi, ce sont les femmes en tant que peuple qui sont ciblées. La preuve apparaît dans la façon dont le meurtre est commis : il ne s’agit pas de tuer simplement le corps physique par strangulation ou coup de feu. Ici, la victime subit des violences ante ou post mortem : viols, mutilations de l’appareil sexuel et génital, démembrement, brûlures etc.

Le corps n’est pas seulement tué, mais surtué (overkill) : il est profané. 

Le fémicide à l’inverse n’est pas à proprement parler un crime individuel mais cela reste systématiquement présenté comme un fait isolé : un homme s’attaquant spécifiquement à une femme dans le cadre d’une relation intime, qu’il s’agisse d’un compagnon, d’un ex-compagnon, d’un mari, d’un ex-mari, ou que l’homme ait un quelconque rapport de parenté avec la victime…

Peu importe néanmoins le terme employé : l’important est d’avoir un mot qui éclaire un crime qui jusqu’ici n’existait pas. Si la société française considère que le mot féminicide est plus adapté que celui de fémicide, alors cela convient si cela permet à la notion de se diffuser, le tout étant que ce soit le plus rapidement et le plus massivement possible car l’urgence est bien là.

 

  • Dans votre ouvrage « Féminicides – Une histoire mondiale» vous faites une vaste étude des violences faites aux femmes, à travers les siècles et les continents. Dans ce large chronotope, quels schémas avez-vous identifiés autour des violences faites aux femmes ?

Les violences faites aux femmes sont extrêmement anciennes. Depuis l’entrée des femmes dans le corps enseignant du monde académique lors de la seconde vague du féminisme occidental à partir des années 1970, de nombreuses études dans toutes les disciplines des sciences humaines ont été réalisées sur l’histoire, l’anthropologie et la sociologie des femmes. A côté de ces études, souvent assez classiques, des théories féministes ont été élaborées et ont infusé dans les universités, ce qui a permis de revoir un bon nombre de récits qui avaient jusqu’ici été prodigués comme des vérités éternelles et définitives.

Dans ce vaste corpus d’études, la préhistoire s’avère riche d’enseignements et a constitué un enjeu idéologique majeur au XIXe siècle. En effet, cette période a permis d’accréditer le fait que l’histoire de notre espèce, de notre humanité commune, serait le produit direct du travail des hommes et que les femmes auraient finalement joué un rôle extrêmement secondaire de perpétuation de l’espèce par leur ventre. Depuis les années 1970, cette narration a été remise en cause grâce aux travaux de préhistoriennes, paléontologues, paléoanthropologues et historiennes. A l’époque déjà, des meurtres de femmes parce qu’elles étaient des femmes avaient lieu. Ce constat implique que des millénaires de violence leur ont été infligés dans le contexte de la construction d’un système d’écrasement des femmes qui constitue probablement la matrice élémentaire de la violence. Dans les premiers groupes humains, les guerres ont souvent été le motif pour accaparer les ressources d’un autre groupe. A l’époque, ces groupes étaient mobiles et par conséquent les ressources qu’ils possédaient n’étaient pas de la nourriture ou des bêtes mais des femmes et des petites filles. En cas de crise, ces groupes tuaient en premier lieu les femmes afin d’économiser les ressources qui devenaient insuffisantes. Les femmes n’étaient pas considérées essentielles à la survie immédiate du groupe. Mais, une fois la crise passée, il ne restait plus suffisamment de femmes pour procréer, ce qui explique qu’on allait les razzier chez d’autres groupes.  Avant même l’apparition des sociétés humaines stricto sensu, on observe donc des matrices féminicidaires : dans les sépultures, les restes osseux des personnes tuées de manière violente, en dehors de la guerre, montrent une surreprésentation de femmes par exemple. Idem pour les infanticides où les petites filles sont majoritaires.

Il existe par conséquent une violence genrée extrêmement ancienne qui n’a fait que se complexifier par la suite. Cette violence s’est répliquée dans les questions de caste, de classe, de race…

La matrice élémentaire reste néanmoins la violence faite aux femmes, comme le rappelle l’universitaire argentino-brésilienne Rita Laura Segato. 

Cette violence millénaire a conduit à ce que les femmes subissent dans une vie humaine de multiples violences polymorphes. Pour éclairer cela, j’ai forgé le concept de « continuum féminicidaire » qui permet de faire comprendre que le meurtre est seulement la partie la plus visible du spectre des violences. En France, de nombreux cold cases – disparitions inquiétantes, crimes sexuels non résolus accompagnés d’actes de barbarie…- sont en train d’être exhumés : la surreprésentation des femmes dans ces affaires doit être interrogée en termes de genre et dans une approche féministe. Une grande partie d’entre elles sont sans aucun doute des féminicides qui n’ont pas été identifiés comme tels au moment des faits. De même, de nombreux suicides forcés qui s’inscrivent dans le cadre de relations extrêmement coercitives doivent être considérés comme des féminicides. Tout cela mérite d’être repensé. Les biographies des femmes par exemple sont articulées par des violences qu’elles-mêmes ne connectent pas toujours les unes aux autres. Cela s’explique pour deux raisons : tout d’abord, elles ont été habituées à excuser ce qu’on leur inflige, domestiquées à l’accepter, à le banaliser et ensuite car il s’agit d’une stratégie de survie psychologique. Si les femmes se mettent à décrypter leur vie en articulant toutes les violences subies, des plus évidentes au moins évidentes – les violences physiques, symboliques, épistémiques – elles peuvent prendre conscience de l’ampleur des discriminations et des inégalités dont elles sont les victimes, ce qui peut les inciter à lutter collectivement pour mettre fin à ces discriminations. Par exemple, devoir parler dans une langue qui humilie les femmes, le fait d’être sur les bancs d’une école dans laquelle les femmes ne sont pas représentées voire niées dans l’histoire du pays et de l’humanité, le fait de subir des insultes sexistes constamment, d’être harcelées dans la rue, dans les transports, à l’école, au travail…

Le continuum féminicidaire s’étend par conséquent des épisodes violents et dramatiques les plus évidents à ceux qui sont moins questionnés et questionnables, y compris par les femmes elles-mêmes. Certes, le meurtre et l’insulte ne se situent pas au même niveau mais ils correspondent à une dynamique similaire. De même, si l’on ne comprend pas l’ensemble du spectre, on ne comprend pas ce qui a finalement conduit au meurtre, c’est-à-dire l’addition de toutes les choses que l’on n’a pas prises en compte, que l’on a accepté, voire excusé.

Car un féminicide n’est jamais un acte spontané. Il s’agit d’un crime préparé par de multiples années de violences qui sont montées crescendo

Si l’homme avait été arrêté immédiatement lors de la première violence, le meurtre aurait pu être évité. Mais quand une femme est insultée ou giflée, elle se dit souvent : « ce n’est pas grave, ça va passer ». En réalité, ça ne passe pas et c’est grave.

 

  • Y a-t-il des moments dans l’histoire où des mesures significatives ont été mises en place pour lutter contre les féminicides ? Pouvez-vous donner des exemples ?

Il y a évidemment eu dans l’histoire des mesures significatives pour lutter contre les féminicides. Elles sont surtout concentrées dans le temps présent.

Il a fallu attendre le XIXe siècle pour commencer à percevoir réellement le problème. En France, à cette époque, est par exemple apparue l’éphémère « conjuguicide ». Avant cela, l’« uxoricide » désignait l’assassinat d’une femme parce qu’elle est une femme mais formulé d’une autre manière ce qui permettait tout de même de juger le féminicidaire dans une cours d’assise pour meurtre. Cependant, au XIXe siècle et dans le premier XXe siècle encore, la question de l’adultère était sujette à une double morale : elle n’était pas perçue de la même manière en fonction du genre de l’époux impliqué. Le code pénal de 1810, dans son article 324 – dit « article rouge » – « excuse » ainsi les hommes qui tuent leur femme s’ils surprenaient celle-ci en flagrant délit d’adultère au domicile conjugal. Ils ne s’en sont pas privés et lorsqu’ils se sont retrouvés devant les tribunaux, ils ont écopé de peines extrêmement faibles voire de relaxes complètes dans certains cas. De manière générale, ces meurtres sont perçus comme un problème intime lié à la conjugalité auquel la justice doit répondre même si elle considère cela inconfortable et non comme un phénomène social systémique.

La prise en compte des féminicides en Europe date donc véritablement de la seconde moitié du XXe siècle. L’Espagne, par exemple, est un pays pionnier sur les violences de genre en Europe. Cet Etat a mis en place, le 28 décembre 2004, une loi cadre afin de tenter d’éradiquer ce que tout le monde nomme aujourd’hui une « pandémie de féminicides ». Le pays y a investi beaucoup d’argent mais a aussi fait preuve d’une vraie volonté politique en s’attaquant d’abord à la chaîne répressive : tribunaux spécialisés, juges nommés immédiatement, délivrance rapide d’ordonnances et de bracelets de protections, condamnations plus sévères des hommes féminicidaires… On y trouve une société plus bienveillante à l’égard des femmes victimes : elle les croit, les protège et les accompagne dans leur reconstruction. En Belgique, la loi « Stop Féminicides » impulsée par Sarah Schlitz et adoptée par le parlement fédéral le 29 juin 2023 témoigne également d’un progrès certain sur le continent européen.

Si ces mesures fonctionnent à court-terme notamment pour répondre à des situations urgentes, une action sur le long terme doit aussi être menée : envoyer un homme en prison ne dissuadera pas les autres de tuer leur compagne, une femme de leur famille ou même une étrangère en particulier quand celle-ci appartient à une catégorie précarisée (femmes racisées, sans papiers, vivant dans la rue, en situation de handicap, prostituées, lesbiennes, femmes transgenre…). Et cela même quand, de leur côté, les femmes agissent rapidement et efficacement face aux violences subies : c’est par exemple ce qu’a montré le meurtre à la machette d’une policière en Savoie, en août 2023, par son ex-mari alors que cette dernière avait divorcé, changé de ville et obtenu une ordonnance d’éloignement. C’est aussi ce que nous raconte la terrible affaire de Shaïna, à Creil, en 2019, brûlée vive à l’âge de 15 ans.

Un travail long et massif de pédagogie et d’éducation est donc nécessaire pour lutter contre la violence de genre et ce, dans toutes les instances de socialisation et à tous les niveaux. 

Ce travail doit être entrepris à l’échelle individuelle mais aussi – et surtout – familiale. Les familles sont des lieux de violence incroyables : en France, c’est une personne sur dix qui se déclare victime d’inceste. Il faut par conséquent cibler l’école, le sport, la rue, les médias, les entreprises, sensibiliser l’ensemble de la société à l’égalité et éduquer différemment les garçons. Il est en effet difficile de se scandaliser des féminicides et continuer à éduquer ces derniers à être des dieux tout puissants qui croient ainsi avoir un pouvoir de vie ou de mort sur leur « propriété ». L’éducation des filles doit aussi être transformée afin que ces dernières cessent d’accepter les violences, de les banaliser et de les excuser. Le problème est également que si, le gouvernement a certes érigé les violences faites aux femmes en « grande cause nationale », la réalité sur le terrain – en particulier les coupes budgétaires effectuées au sein des associations d’aide aux victimes, y compris dans les foyers d’urgence qui sont la première « zone de front » – vient contredire cette déclaration et nous faire comprendre que nos vies ne valent pas grand-chose dans ce pays qui est supposément le nôtre.

[1] Le terme de génocide, défini en 1948, désigne le fait de vouloir détruire en tout ou en partie, une catégorie spécifique de la population sur un critère spécifique.

 

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