Interview d’Alyssa Ahrabare – L’Union européenne face aux violences faites aux femmes

20 décembre 2023

Alyssa Ahrabare, juriste en droit des libertés fondamentales, est responsable plaidoyer du Réseau européen des femmes migrantes. Activiste féministe, elle occupe également les postes de vice- présidente de la Coordination française pour le Lobby Européen des Femmes et de coordinatrice du groupe de travail Osez le féminisme ! Europe. Alyssa est également formatrice sur l'accès aux droits fondamentaux des femmes migrantes, l'éducation féministe à la vie sexuelle et affective et les violences sexistes et sexuelles. Elle fait du conseil aux associations sur leurs stratégies de plaidoyer.

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  • Face à l’ampleur du phénomène des violences faites aux femmes au sein de l’UE, la piste d’une directive européenne consistant à harmoniser les définitions des violences et les législations est actuellement discutée par les Etats-membres. Quel est le contenu de cette directive ? Quelles seraient les avancées qu’elle permettrait ?

La directive en question a émergé en réponse aux difficultés rencontrées par l’Union européenne pour accéder à la Convention d’Istanbul. Certains États membres au sein du Conseil de l’UE ont bloqué cette adhésion pendant des années, notamment les Etats membres de l’UE n’ayant pas eux-mêmes ratifié la Convention. Cette situation a pu être dépassée lorsque la cour du Luxembourg a décidé que l’accord à l’unanimité des Etats n’était pas nécessaire pour l’accession de l’UE à la Convention. L’Union européenne a donc ratifié la Convention d’Istanbul en juin 2023 à la suite d’un vote du Parlement européen. Le 1er juin 2023, le Conseil a adopté deux décisions qui ont précisé le processus de ratification. Les décisions indiquent explicitement que l’UE n’adhérera à la Convention que pour les questions relevant de ses compétences exclusives, à la suite des règles communes convenues dans le domaine de la coopération judiciaire, de l’asile et du non-refoulement. La Convention est entrée en vigueur à l’égard de l’UE le 1er octobre 2023.

La proposition de directive sur la lutte contre les violences faites aux femmes et les violences domestique de la Commission européenne contient un chapitre sur la criminalisation d’infractions (harmonisation des définitions pénales et établissement de peines minimales), notamment du viol (article 5) et de certaines formes de violences en ligne (articles 7 à 10). D’autres chapitres traitent de la prévention, l’accompagnement des victimes et l’accès à la justice. A partir de mars 2022, le Parlement européen a travaillé activement avec la société civile pour proposer des amendements, élargissant le texte, ajoutant notamment la criminalisation du harcèlement sexuel au travail, la protection des femmes migrantes, et des définitions plus étendues de certaines infractions.

Cependant, le Conseil de l’UE, représentant les États membres, a restreint considérablement la proposition de la Commission, éliminant même la criminalisation du viol, arguant qu’il n’y aurait pas de base légale, pas de compétence de l’UE pour légiférer sur ce crime. Cet argument, contré par les services juridiques du Parlement européen à de multiples reprises, ne paraît pas satisfaisant. Il semble que le manque de volonté politique, associée à la crainte de certaines Etats membres de voir de facto s’élargir le champ des Eurocrimes (conférant plus de pouvoir à l’UE au détriment de la souveraineté des Etats), soit véritablement à l’origine de cette prise de position très controversée.  Certains éléments ont été acceptés, comme la base légale du harcèlement sexuel au travail, du mariage forcé, et du « cyber-flashing ».

La phase actuelle, les trilogues, implique des négociations entre le Parlement, le Conseil, et la Commission pour parvenir à des compromis sur les différentes versions du texte. Des inquiétudes émergent quant aux limitations apportées par le Conseil aux définitions de certains crimes, en particulier pour les violences en ligne, où il existe un vide juridique significatif au niveau national et européen.

A travers son travail sur le texte, le Conseil a refusé les dispositions spécifiques concernant l’adaptation des services d’aide aux victimes aux besoins spécifiques des femmes migrantes. Il a également éliminé la mention de la dimension sexo-spécifique des violences contre les femmes, et supprimé des éléments essentiels, tels que l’harmonisation à l’échelle de l’UE de la collecte de données ventilée avec des indicateurs comme le sexe et l’âge, mesure pourtant essentielle pour assurer la conception et mise en œuvre de politiques publiques efficaces, fondées sur des faits.

Ces lacunes soulèvent des préoccupations quant à l’efficacité potentielle de la directive, en particulier face aux violences en ligne en expansion. Le travail continu au sein des trilogues sera crucial pour parvenir à un texte final équilibré, prenant en compte les préoccupations du Parlement, de la société civile, et garantissant une protection adéquate des droits des femmes, y compris des femmes migrantes.

 

  • Pourquoi cette directive européenne pose-t-elle problème à certains Etats dont notamment la France ?

D’abord au sein du Conseil, il y a une grande diversité de positions entre les États membres. Au cours des dix dernières années, l’Union européenne a été élargie en termes de nombre d’États et dans le fonctionnement même de l’Union européenne. Il y a eu un processus de renationalisation, c’est à dire que les États membres, inquiets de devoir se mettre d’accord avec des États ayant une culture juridique différente, se sont positionné pour une influence accrue au niveau du Conseil de l’UE et du Conseil européen.

Certains sujets clivants contenus dans le projet de directive, tels que l’inclusion du viol, dépendent des positionnements des différents Etats. Parmi les Etats qui bloquent nous comptons des Etats membres avec une grande population qui ont donc un poids important au sein du Conseil de l’UE comme la France et l’Allemagne, dont le rôle et prééminent dans les négociations.

Le deuxième enjeu, régulièrement invoqué par les Etats bloquants, est celui de la base légale. L’UE a un certain nombre de compétences qui sont exclusives, partagées ou spéciales. Dans ses domaines de compétences, plusieurs principes s’appliquent. En ce qui concerne la définition de crimes, l’UE ne peut agir que dans le champ des « Eurocrimes » listés de façon exhaustive dans le Traité sur le fonctionnement de l’UE. Ces champs, définis notamment du fait de leur gravité particulière ainsi que d’une dimension transfrontalière comptent par exemple la corruption, le blanchiment d’argent, le cyber-crime et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants.  Les Eurocrimes dans le champ desquels la proposition de directive s’inscrit pour la définition d’infractions sont l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants et les cybercrimes. Or, selon le Conseil, le viol et un certain nombre d’autres infractions comme les agressions sexuelles n’entreraient pas dans la définition de l’exploitation sexuelle, et donc la criminalisation du viol dans ce texte serait dépourvue de base légale.

Il y a là un vrai débat puisque les services juridiques de la Commission et du Parlement européen ne sont pas d’accord et ont développé des argumentaires contradictoires. Il y’a quelques années, l’Union européenne s’était déjà prononcée sur le viol des enfants dans la directive du 13 décembre 2011 sur la lutte contre l’abus sexuel et l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie. Dans cette directive, les enfants sont considérés comme étant particulièrement vulnérables, la notion d’exploitation y est donc caractérisée. En ce qui concerne les femmes, le Conseil estime que la condition de vulnérabilité n’étant pas remplie, le crime de viol ne peut être entendu comme entrant dans le champ de l’exploitation sexuelle. Il s’agit d’un véritable débat juridique, certes, mais c’est aussi la traduction d’une absence de volonté politique, car le droit est un outil, un instrument malléable extrêmement intéressant et utilisé de manière flexible.

Le dernier enjeu est l’enjeu monétaire. Les Etats membres qui s’opposent à la collecte de données le font en partie car cela coûte de l’argent et a fortiori si les données doivent être ventilées par un certain nombre d’indicateurs. Les Etats n’ont pas tous envie d’investir dans la lutte contre les violences faites aux filles et aux femmes.

 

  • Les prochaines élections européennes approchant à grand pas, quels sont vos pronostics pour que la directive européenne soit adoptée avant le 9 juin 2024 ? Où en sont actuellement le Conseil et le Parlement ?

Le rôle de la société civile et des associations est crucial.

Le domaine des droits des femmes et de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles est un des seuls domaines de politique publique qui est quasiment exclusivement mis en œuvre par les associations.

Les associations font un travail énorme avec très peu de financement. Le récent rapport de la Fondation des femmes précise que seulement 0,001% du budget de l’État français concerne la prise en charge des victimes de violences sexuelles, et ce sans même parler de l’égalité entre les femmes et les hommes. Pourtant, même avec ce constat, le Conseil de l’UE, dans ses amendements, a également effacé les parties de la proposition de directive concernant la coopération, le financement et le soutien des associations des droits des femmes.

Le Conseil de l’UE a rendu le texte moins contraignant pour les Etats membres en modifiant certaines formulations pour les rendre plus flexibles (par exemple « les Etats doivent » devient par moments « les Etats sont encouragés à »). D’autres parties du texte ont également été réduites par le Conseil, tel que le volet sur la prévention, celui sur la sensibilisation du grand public et des jeunes ou encore sur l’éducation à la vie sexuelle et affective.

Au regard des ajouts du Parlement et des restrictions du Conseil, les négociations s’opèrent sur la base de textes très différents l’un de l’autre. Depuis le vote par le Parlement européen de sa version du texte en session plénière en juillet 2023, les trilogues ont commencé, ils ont lieu une fois par mois. Les rapporteurs du Parlement et les représentants du Conseil se réunissent pour négocier et essayer de trouver des compromis pour aboutir à un texte final.

La réalité c’est que le Conseil de l’UE bloque les négociations car il refuse tout compromis sur de nombreux sujets qui sont pourtant jugés essentiels pour le Parlement européen, tel que la criminalisation du viol. Nous sommes donc dans une situation de blocage à laquelle s’ajoute une certaine opacité sur les processus de décision du côté du Conseil de l’UE. C’est donc difficile d’obtenir des informations et d’influer sur le processus.

Un certain nombre d’organisation de la société civile au niveau européen ainsi que certains membres du Parlement européen voudraient élargir la liste des Eurocrimes et créer une base légale aux violences faite aux femmes, incluant le viol. Les oppositions sont nombreuses, y compris sur le point de vue technique car cela demanderait une révision du Traité sur le fonctionnement de l’UE, Dans le cadre du travail sur la proposition de directive, se pose le problème du calendrier qui est très serré car les élections du Parlement européen approchent et auront lieu au mois de juin 2024. Lorsqu’il y’a une nouvelle mandature du Parlement européen, les textes en travaux sont généralement mis de côté et très peu d’entre eux sont à nouveau étudiés par la nouvelle mandature. Ainsi, si un accord n’est pas trouvé d’ici fin janvier, la directive pourrait ne jamais voir le jour.

Nous estimons que les chances que la directive voit le jour sont en train de s’amenuiser. Demain il y a une réunion de trilogue. Pour le moment, aucun accord n’est trouvé, notamment sur le sujet qui cristallise les tensions : la criminalisation du viol. En effet, le Parlement européen est très ferme sur sa position qu’il a exprimé publiquement dans des communiqués. Or, le Conseil et notamment la France et l’Allemagne, refusent fermement l’inclusion de l’article 5 sur la criminalisation du viol. Ils ont également refusé un texte de compromis sur ce sujet proposé par la présidence espagnole du Conseil. La prochaine présidence à venir, la Belgique, essaiera peut-être de proposer un second compromis mais plus le temps s’écoule et plus les chances que cette directive voit le jour s’amenuisent.

 

  • Face à la montée du backlash et des mouvements anti-droits en Europe, il semble prioritaire de réguler l’espace numérique. Quelle est la réponse de l’UE sur les cyberviolences et la cyberpornographie ?

Le Conseil de l’Union européenne a imposé des limitations significatives aux articles 7 à 10 de la directive en cours de discussion. Actuellement, l’Union européenne travaille sur un projet de régulation des contenus pédocriminels en ligne, soulignant que plus de 60% de ces contenus sont hébergés en Europe, rendant ce texte crucial compte tenu de l’augmentation de ce type de violences ces dernières années.

En ce qui concerne la réalité de l’espace numérique pour les femmes, des risques importants de violences sexuelles existent, tels que le cyberflashing et le partage d’images intimes sans .Nous constatons aussi une augmentation de la cyberprostitution et du « grooming », technique de ciblage de personnes vulnérables sur Internet, notamment des filles, par des pédocriminels et des proxénètes.. La proposition de directive tente de fournir un cadre juridique pour répondre à la croissance exponentielle de ces dangers et combler le vide juridique qui fait d’Internet une quasi-zone de non-droit en ce qui concerne la régulation des violences sexistes et sexuelles. Cependant, le Conseil de l’UE, dans ses amendements, a introduit plusieurs limitations au texte proposé par la Commission. Une hiérarchisation des violences en ligne est établie, déclarant que seules les infractions les plus sérieuses doivent être criminalisées, sans clarifier ce que cela implique.

Une première limitation concerne le concept de « préjudice sérieux » introduit dans les articles 7 à 10 ainsi que les considérants de la proposition de directive. Ce concept non défini, si adopté, laisserait une interprétation large au juge et imposerait à la victime de prouver son préjudice. Une deuxième limite réside dans la distinction entre l’espace privé et public en ligne, réintroduisant une notion combattue par le mouvement féministe qui se bat depuis des décennies pour que les violences contre les filles et les femmes soient comprises comme un problème de société, d’ordre et de santé publics, plutôt que comme des affaires privées relevant de l’ordre de l’intime. Cette distinction est particulièrement problématique et artificielle dans l’espace numérique, étant donné l’impossibilité pratique d’effacer des contenus une fois publiés en ligne.

Une troisième restriction porte sur la liberté d’expression, protégée par la Convention européenne des droits de l’Homme. Le Conseil de l’UE l’introduit dans le texte de la directive, introduisant un second paragraphe à l’article 7 sur la criminalisation du partage d’images intimes sans le consentement des victimes. Nous nous trouvons donc dans la situation où, selon le Conseil, le partage d’image sans consentement, dans l’espace numérique public, suscitant un préjudice sérieux pour la victime, doit tout de même être mis en balance avec la liberté d’expression, ainsi que celles académique, des arts et des sciences. Non seulement cette mise en balance est superfétatoire, la liberté d’expression étant déjà protégée dans les cadres juridiques existant, mais elle est contraire à l’esprit et au texte de la Convention EDH qui dispose dans son article 10 que la liberté d’expression peut légitimement être mise en balance dans une société démocratique et de manière proportionnée dans plusieurs cas de figure, notamment pour protéger les droits et la réputation d’autrui. Cette approche du Conseil de l’UE vient ériger au rang de norme les arguments classiques des auteurs de violences sexistes et sexuelles en ligne, précarisant les victimes. En outre, elle cristallise un changement de paradigme : la liberté d’expression traditionnellement comprise dans la culture juridique européenne comme un moyen de protéger l’expression des « faibles » vis-à-vis des « forts » est désormais consacrée comme un rempart à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. La France, au sein du Conseil de l’UE, soutient fortement ces limitations.

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