Des réfugiées ukrainiennes enceintes luttent pour des soins en matière d’avortement

24 mai 2022

Ce qu’il faut savoir :
• La Pologne est devenue un lieu de refuge pour des millions de femmes fuyant la guerre en Ukraine, mais ce pays possède également certaines des lois les plus restrictives d'Europe en matière d'avortement, n'autorisant la procédure que dans les cas de viol, d'inceste ou lorsque la santé de la mère est en danger.
• Des groupes de défense des droits des femmes en Pologne tentent d'aider les réfugié.e.s ukrainien.ne.s par le biais de lignes d'assistance téléphonique, mais ces groupes ne peuvent qu’apporter que peu d'aide sans risquer des poursuites judiciaires.
• Les informations faisant état de viols commis par des soldats russes en Ukraine sont de plus en plus nombreuses et ont rendu la situation encore plus urgente, alors que les victimes cherchant de l'aide arrivent en Pologne.

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Cet article a été initialement publié par The Fuller Project, une rédaction à but non lucratif dédiée à un journalisme révolutionnaire sur les femmes. Il a été écrit par Hanna Kozlowska et publié le 3 mai 2022. Découvrez la version originale en cliquant ici.

 

Une femme pleure en assistant à la « Marche des mères » dans le cadre de la manifestation internationale Stand with Ukraine à Cracovie, en Pologne, le 10 avril 2022. Des mères ukrainiennes et des sympathisant.e.s se sont rassemblé.e.s pour manifester leur solidarité avec toutes les victimes des attaques russes contre l’Ukraine. (Photo par Beata Zawrzel/NurPhoto via Getty Images)

 

Avant que la guerre ne l’oblige à fuir l’Ukraine, Myroslava Marchenko travaillait comme gynécologue-obstétricienne dans une clinique privée de Kiev. Sa première question à une nouvelle patiente était toujours : « Que pensez-vous de cette grossesse ? » Bien qu’elle n’ait pas pratiqué d’avortement elle-même, la procédure est généralement légale et accessible en Ukraine, et si une patiente souhaitait interrompre sa grossesse, elle pouvait se référer à Marchenko.

Cette médecin de 32 ans est aujourd’hui bénévole sur une ligne d’assistance téléphonique et offre des conseils en matière de santé génésique à d’autres réfugiées en Pologne, où la législation sur l’avortement est l’une des plus restrictives d’Europe. Elle n’autorise l’interruption de grossesse qu’en cas de viol, d’inceste ou lorsque la vie ou la santé de la mère est en danger – ce que la plupart des réfugiées conseillées par Marchenko ignoraient avant leur arrivée. Dans le cadre de son travail au sein de la ligne d’assistance téléphonique, gérée par l’organisation polonaise de défense des droits génésiques, la Fédération pour les femmes et le planning familial (Federa), elle reçoit des appels de femmes qui ont survécu à un viol, qui ont laissé leur partenaire derrière elles sur les lignes de front ou qui ne peuvent tout simplement pas envisager d’accoucher alors que la guerre fait rage chez elles. Au cours de sa dernière garde de quatre heures, trois femmes ont appelé pour demander comment se faire avorter. « Personne ne savait que c’était très difficile ici », a déclaré Mme Marchenko. « Personne ne savait ».

Selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, plus de 6 millions d’Ukrainien.ne.s ont quitté le pays depuis le début de la guerre, dont environ 90 % de femmes et d’enfants. Parmi ces réfugié.e.s, plus de 3 millions sont passé.e.s en Pologne, mais on ne sait pas exactement combien y sont resté.e.s. Tant Federa qu’Avortement sans frontières, une association qui aide les femmes polonaises à accéder à l’avortement, ont reçu des dizaines d’appels téléphoniques de femmes ukrainiennes demandant des informations sur la manière d’interrompre une grossesse dans le pays. Avortement sans frontières a déclaré qu’au 21 avril, elle avait reçu des demandes d’aide d’au moins 158 femmes.

Marchenko résume ce que beaucoup de femmes qui appellent la ligne d’assistance lui disent : Elles sont à court d’argent dans un pays étranger, n’ont aucun moyen de subsistance et ne peuvent obtenir le soutien de leur famille ou de leur mari qui ont dû rester en Ukraine. Beaucoup ont déjà des enfants. « C’est toujours la même histoire, seule la personne change », déclare-t-elle. « Les raisons sont les mêmes ».

La Pologne fournit aux réfugié.e.s ukrainien.ne.s des soins de santé financés par l’État, et ils et elles peuvent demander une allocation pour chaque enfant qui s’élève à environ 120 dollars par mois. Mais même avant la guerre, le système de santé polonais était mis à rude épreuve et l’allocation de garde d’enfants n’était pas suffisante en raison de l’augmentation du coût de la vie. La crise liée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a accentué ces pressions. En mars, l’inflation a atteint son plus haut niveau depuis deux décennies, tandis que les loyers ont augmenté de 30 à 40 % dans les grandes villes polonaises au cours des six premières semaines de la guerre.

« Je ne peux pas garder ce bébé, il me rappelle tout le temps ce que j’ai vécu
– Une Ukrainienne violée par un soldat russe

Des rapports de plus en plus nombreux faisant état de violences sexuelles commises par des soldats russes en Ukraine montrent l’urgence de la situation. Il n’existe pas de chiffres exacts, mais les groupes de défense des droits et les autorités ukrainiennes citent des dizaines de cas documentés et signalés, dans des zones d’où les troupes russes s’étaient retirées, qui prouvent que les forces russes utilisent le viol comme arme de guerre.

Au cours de la dernière semaine d’avril, Marchenko a reçu un appel d’une femme qui ne pouvait s’arrêter de pleurer. Cette femme venait d’une région occupée près de Kiev, où elle avait été violée par un soldat russe. Elle est arrivée en Pologne avec sa fille de 14 ans et quelques autres membres de sa famille, mais elle a dit à Marchenko qu’aucun d’entre eux ne savait qu’elle était enceinte. « Je ne peux pas garder ce bébé, il me rappelle tout le temps ce que j’ai vécu », a déclaré la femme à Marchenko. « Je veux juste oublier et recommencer ma vie depuis le début ».

En Pologne, il est possible d’avorter en cas de viol jusqu’à 12 semaines de grossesse, mais cela est loin d’être simple. Il faut qu’un procureur certifie que la grossesse était probablement le résultat d’un crime – ce qui arrive rarement, selon un rapport de 2021 du Conseil de l’Europe. En 2018, un seul avortement pour ces motifs a été pratiqué en Pologne, et en 2019, il y en a eu trois.

Selon le magazine féminin polonais Wysokie Obcasy, 120 femmes ont été violées par des soldats russes à Boutcha, où de nombreuses et nombreux civils ont été tués. Elles avaient prévu de se rendre en Pologne avant qu’elles entendent parler des restrictions à l’avortement. Le Fuller Project n’a pas été en mesure de vérifier cette histoire de manière indépendante. Le journaliste ayant relaté les faits a déclaré que les femmes avaient depuis reçu des soins médicaux en Ukraine.

« Malheureusement, l’avortement en Pologne est un luxe ».
Urszula Bertin, militante

La docteur Marchenko a aussi reçu des messages privés sur les réseaux sociaux d’autres femmes ayant été agressées par des soldats russes. L’une d’entre elles n’avait que 16 ans, une autre 25, et toutes deux étaient mal équipées pour faire face aux procédures administratives afin de se faire avorter légalement en Pologne. La responsable de Federa, Krystyna Kacpura, a déclaré que son organisation avait reçu des demandes d’aide de nombreuses jeunes femmes dans une situation similaire. « Quand nous l’avons appris, nous avons immédiatement vu qu’elles pouvaient avoir accès à la contraception d’urgence, qui fonctionnerait encore dans leur cas », a-t-elle déclaré. « Elles ont reçu une aide psychologique. Nous ne connaissons pas les détails car elles n’ont pas pu parler de ce qui s’est passé ».

Le 25 mars, un groupe de politiciens polonais de l’opposition a demandé au gouvernement d’accélérer et de simplifier le processus d’avortement légal pour les victimes de crimes de guerre russes. Interrogés sur cette demande, le bureau du procureur général de Pologne et le ministère de la santé ont tous deux répondu que la même loi qui s’applique aux femmes polonaises, s’applique aux réfugiées. Les groupes de défense des droits des femmes ont également demandé au gouvernement de fournir des soins de santé sexuelle et reproductive aux réfugiées ukrainiennes, sans succès.

En l’absence d’aide gouvernementale, il revient aux ONG et associations d’aider les femmes enceintes. Le Centre des Droits reproductifs, basé aux États-Unis, travaille avec Federa et d’autres groupes locaux dans les pays limitrophes de l’Ukraine pour faire pression sur l’Union Européenne afin qu’elle inclue la santé sexuelle et reproductive dans ses solutions d’aide aux réfugié.e.s. « Il est important de rappeler à ces décideurs que ce pays compte parmi les plus hostiles de la région européenne en matière de droits reproductifs », a déclaré Leah Hoctor, directrice régionale du Centre pour l’Europe, ajoutant que la situation en Pologne est la plus hostile.

La Pologne a eu des lois restrictives sur l’avortement pendant des décennies, mais en 2020, une décision de justice a jugé que les avortements, même en cas d’anomalie du fœtus, étaient inconstitutionnels, ce qui a conduit à un durcissement spectaculaire et considérables des lois déjà existantes. Les groupes de défense des droits reproductifs affirment que cette décision a créé une atmosphère où les médecins craignent d’être poursuivi.e.s pour avoir mis fin à une grossesse même si la vie de la mère est en danger. Au moins une femme polonaise enceinte est décédée, apparemment parce que les médecins ont attendu trop longtemps pour avorter le fœtus.

« Malheureusement, l’avortement en Pologne est un luxe », a déclaré Urszula Bertin de Ciocia Basia, une organisation basée à Berlin qui fait partie d’un réseau qui regroupe des médecins et organise des voyages pour les femmes en Pologne afin qu’elles puissent avorter à l’étranger. Des avortements clandestins sont pratiqués dans le pays, mais seulement pour celles ayant des relations et de l’argent, ce qui manque à la plupart des réfugiées, a déclaré Bertin, de sorte que son organisation a aidé plusieurs réfugiées ukrainiennes qui sont arrivées en Pologne à mettre fin à leur grossesse dans la capitale allemande.

Image d’un camion montrant des images graphiques d’un fœtus mort, garé devant la gare principale de Varsovie, un point de transit clé pour les réfugiés arrivant dans le pays. Le texte se lit comme suit : « La pilule de l’avortement tue ». (Avec l’aimable autorisation de Grupa Centrum)

Celles qui en sont à un stade suffisamment précoce de leur grossesse peuvent commander des pilules abortives auprès d’organisations à l’étranger, telles que Women on Web ou Women Help Women, pour les prendre chez elles sous une surveillance médicale à distance. Mais elles doivent le faire seules, car quiconque facilite un avortement s’expose à des poursuites pénales. Un médecin d’un autre pays de la région a suggéré à Mme Kacpura de Federa d’envoyer des pilules abortives en Pologne « J’ai commencé à rire », a-t-elle raconté. « Je l’imaginais déjà : ils allaient nous envoyer une centaine de pilules et nous allions nous faire immédiatement arrêtés ».

La menace de poursuites judiciaires est réelle. Justyna Wydrzyńska d’Aborcyjny Dream Team, le principal groupe de défense du droit à l’avortement en Pologne, a été accusée d’aide à l’avortement après avoir fourni des médicaments à une femme victime de violences domestiques. Le mari de la femme a dénoncé Wydrzyńska, qui est elle-même victime de violences domestiques. Elle risque trois ans de prison si elle est reconnue coupable lors d’un procès qui doit se tenir en juillet.

En plus des difficultés auxquelles elles sont confrontées, les Ukrainiennes qui traversent la Pologne sont accueillies par des militant.e.s anti-avortement. Un camion portant des images graphiques d’un fœtus mort s’est garé devant les gares ferroviaires et routières de Varsovie, lieux de transit pour de nombreuses et nombreux réfugié.e.s arrivant dans le pays. Un haut-parleur diffusait en boucle des slogans anti-avortement, ce qui, selon un bénévole de la gare principale de Varsovie, déstabilisait les réfugié.e.s traumatisé.e.s. Une fondation dirigée par la célèbre militante anti-avortement polonaise Kaja Godek a également distribué des tracts sur lesquels figure la citation de Mère Theresa : « Je pense que le plus grand destructeur de la paix aujourd’hui est l’avortement. » Le tract, qui est imprimé en ukrainien et en polonais, avertit que les médecins qui pratiquent des avortements en Pologne peuvent être poursuivi.e.s. La Fondation n’a pas répondu à une demande de commentaire.

Rien de tout cela n’a découragé Marchenko, la médecin ukrainienne. Neuf semaines après le début de la guerre, les réfugié.e.s arrivent en Pologne en moins grand nombre, mais Marchenko affirme que la ligne d’assistance reçoit de plus en plus d’appels concernant l’avortement. Alors que la plupart des réfugié.e.s qui sont arrivé.e.s au début de la guerre venaient de régions plus sûres du pays, ce qui signifie généralement qu’ils et elles étaient plus aisé.e.s et avaient des relations, le docteur Marchenko note que la dernière vague de réfugié.e.s s’échappe des zones de combat dans les régions orientales. Leur situation est souvent plus grave, dit-elle : « Ils n’ont pas d’argent et ils ne savent pas combien de temps le conflit va durer ».

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