Simona Lanzoni, vice-présidente de la Fondazione Pangea, assure la direction des projets et des actions de plaidoyer. Elle a également occupé le poste de première vice-présidente du GREVIO, l’organe indépendant chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, sous l’égide du Conseil de l’Europe.
La Fondation (LF) : Si l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est légale en Italie depuis 1978, deux gynécologues sur trois[1] refusent la procédure au titre de « l’objection de conscience »[2]. Dernièrement, le Sénat italien a adopté un amendement controversé. Celui-ci autorise les groupes opposés à l’avortement, aussi appelés « pro-vie », dans les cliniques publiques, lorsqu’elles envisagent une interruption de grossesse. Selon le gouvernement, cet amendement s’inscrit dans l’esprit de la loi de 1978, qui légalise l’avortement tout en intégrant des dispositions visant à en limiter le recours.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur les droits sexuels et reproductifs en Italie et la manière dont ils risquent d’évoluer ces prochaines années ?
Simona Lanzoni (SL) : Plusieurs appels internationaux et recommandations spécifiques, notamment de la CEDAW, de l’UPR et du Conseil économique et social, ont été adressés à l’Italie pour faire évoluer ces droits. Cependant, ils n’ont pas été pris en compte. Il ne s’agit même pas encore de l’application des lois, mais simplement d’écouter et de respecter ces orientations. Nous en sommes encore loin.
Il est certes possible, et légal, de pratiquer une interruption volontaire de grossesse (IVG) en Italie mais bien que les hôpitaux offrent ce service, les médecins peuvent refuser de le faire. Selon la région d’où vous venez, le droit à l’avortement est plus ou moins respecté. Par exemple, pour les femmes vivant dans le sud de l’Italie, qui est très conservateur, il est souvent nécessaire de se déplacer vers le centre ou le nord, où l’accès est un peu plus garanti. Mais même dans certaines régions du nord, il peut être difficile de trouver un hôpital qui accueille les demandes d’IVG. Cela ne devrait pas être une loterie !
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le système de santé publique, qui comprend les hôpitaux et les centres de santé sexuelle et reproductive (consultori), est géré au niveau régional, et non municipal. Dans certaines régions, comme l’Ombrie et les Marches, des gouvernements conservateurs, souvent liés à La Lega, ont facilité l’entrée de militants « pro-vie » dans les plannings familiaux. Ce symbole fort met en lumière une menace pour les droits sexuels et reproductifs dans tout le pays.
Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que ces attaques aux droits des femmes ne se limitent pas aux régions pauvres ou conservatrices du sud, mais s’observent également dans des régions moyennement riches et supposées progressistes, comme l’Ombrie et les Marches. Cela alarme encore davantage. À noter tout de même qu’un changement est peut-être en cours : en Ombrie, une candidate de centre-gauche, issue du Parti démocratique, a récemment remporté les élections régionales. Il reste à voir si cela modifiera les politiques favorisant les mouvements « pro-vie » dans cette région.
LF : En novembre, le ministre de l’Éducation, Giuseppe Valditara, a affirmé que « le patriarcat n’existe plus »[3] dans la législation italienne et a attribué les violences faites aux femmes à l’immigration clandestine. Par ailleurs, des décisions récentes visant à restreindre les droits des personnes LGBTQIA+ telles que l’interdiction de l’enregistrement des enfants de couples homosexuels et la volonté de rendre la gestation pour autrui (GPA) un « crime universel »[4] ont été prises.
Comment réagissez-vous à ces déclarations et quel impact peuvent-elles avoir sur les politiques de lutte contre la discrimination et les violences sexistes en Italie ?
SL : Les ultraconservateurs s’opposent non seulement aux droits des femmes, mais également à ceux de la communauté LGBTQI+. Leur stratégie, ancrée dans une idéologie patriarcale et ultraconservatrice mondiale, vise à promouvoir des politiques renforçant la famille traditionnelle et binaire. Cela inclut des mesures qui découragent les séparations et les divorces, même dans les cas de violences domestiques.
Il y a des fonds du Ministère de l’Education pour promouvoir la santé sexuelle dans les écoles, liés à la loi de 1975 et à la naissance de l’IVG en Italie et des consultori (planning familiaux publics).
Cependant, les causes systémiques de ces violences ne sont pas abordées. En parallèle, les conservateurs préfèrent promouvoir l’éducation à la fertilité, formant prioritairement les enseignants sur l’infertilité, tout en évitant toute mention de l’IVG.
Le taux de natalité en Italie reste bas, malgré les discours pro-famille. Cela s’explique par le manque de services publics pour l’enfance, l’insuffisance des soutiens sociaux et les conditions de travail précaires pour les femmes, qui occupent les emplois les plus mal payés et souvent à temps partiel.
LF : En tant qu’ancienne première vice-présidente du GREVIO[5], pouvez-vous nous dire où en sont les avancées en matière d’application des lois visant à prévenir et à lutter contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, en particulier en Italie ?
SL : Le secteur judiciaire évolue très lentement en matière de violences faites aux femmes et semble encore très conservateur. Prenons un exemple récent : un homme qui a tué sa femme et sa fille devant leur fils a été condamné à 30 ans de prison, au lieu de la perpétuité. La juge, et c’est une femme, a estimé que son acte était « humainement compréhensible » en raison du stress lié à un conflit familial lié à la propriété de la maison. « Humainement compréhensible » ! Ce raisonnement est extrêmement dangereux, car il repose sur des concepts dépassés qui minimisent la gravité des violences faites aux femmes.
Le vocabulaire employé est aussi très important : la justice a encore employé le terme de « conflictualité » et non celui de « violence ». Cela crée une inversion des responsabilités et placent les femmes en tant que fautives qui auraient incité l’homme à commettre l’acte, et le meurtrier en tant victime accablée par le contexte familial.Dans un autre cas, un jeune homme qui a tué son père pour défendre sa mère victime de violences a été déclaré libre. On observe donc des décisions judiciaires incohérentes qui reflètent les biais structurels du système.
Les formations sur les violences faites aux femmes devraient être obligatoires pour pouvoir travailler en tant qu’avocat, juge, psychologue ou travailleur social, et provoquer ainsi un véritable changement culturel.
LF : Dans une Europe qui voit l’extrême droite et l’ultraconservatisme gagner du terrain, comment voyez-vous le futur des droits des femmes et des filles ? Pensez-vous que des formations peuvent effectivement faire changer d’avis des personnes aux idées très conservatrices, campées sur leurs positions ?
SL : Je pense qu’il est possible d’ouvrir une brèche, oui. Je fais ces formations même auprès de militaires, et je vois les transformations. Quand on leur parle d’une certaine manière, avec pédagogie, ils comprennent. Mais il ne faut pas les attaquer, ça ne fonctionne pas. Alors oui, nous avons besoin de personnes qui militent activement pour montrer que ce sont des sujets qui importent à la population, mais pour les personnes qui ont un autre schéma de pensée, il faut procéder autrement. Par exemple, je commence toujours avec des exemples provenant de la mythologie, puis de la littérature, de l’art, pour montrer d’où proviennent la violence et la domination masculine, et montrer comment tout ça, les stéréotypes, etc. s’est transmis dans la société actuelle et est structurel, culturel et sous-jacent.
On parle aussi beaucoup du « plafond de verre », ce plafond invisible qui empêche les femmes d’accéder à de hautes fonctions. C’est-à-dire que rien dans la loi ne leur interdit l’accès, mais la norme sociale et sociétale veut que ce soient les hommes qui dirigent. Aujourd’hui, les femmes peuvent plus facilement accéder à des postes importants, ou même diriger un pays. Et c’est bien ! Mais ce qui me fait peur à vrai dire, c’est l’instrumentalisation du féminisme chez les conservateurs et l’extrême droite pour servir leurs intérêts. Giorgia Meloni a toujours le terme d’« empowerment » à la bouche. Mais c’est un féminisme très individualiste qu’elle défend, c’est de l’empowerment qui ne bénéficie qu’aux femmes avec une situation sociale et économique privilégiée. C’est l’idéologie de la droite qui préfère l’intérêt personnel à l’intérêt commun. C’est aussi ce qu’il faut combattre aujourd’hui.
En tout cas, je pense que c’est avec des exemples réels et la prise en compte des nécessités réelles qu’on pourra petit à petit ouvrir les œillères et faire naître le changement. J’ai, par exemple, toujours laissé ouvert le dialogue avec les différents ministres de l’égalité des chances, même je ne suis pas du tout en accord avec eux. Mais il faut toujours laisser ouvert le dialogue, on ne sait jamais, on peut être surpris !
[1] Selon les chiffres du Ministère italien de la Santé de 2020.
[2] Les obstétriciens ont le droit de refuser de pratiquer l’IVG s’ils jugent que cela va à l’encontre de leurs convictions (religieuses, politiques, philosophiques, idéologiques…).
[3] Lors de la présentation à la Chambre des députés d’une fondation en hommage à Giulia Cecchettin, victime d’un féminicide en 2023.
[4] En octobre 2024, le gouvernement italien a souhaité faire de la gestation pour autrui (GPA), déjà interdite en Italie, un « crime universel ». En interdisant le recours à une mère porteuse à l’étranger, cette loi condamne ceux et celles qui reviennent en Italie avec un enfant né par GPA hors du territoire national.
[5] Organe d’experts indépendants chargé de veiller à la mise en œuvre, par les Parties, de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (aussi appelée Convention d’Istanbul).