Françoise BRIE est présidente de la Fondation Internationale Femmes Sans Violences (WWVIF). Ancienne directrice générale de la Fédération Nationale Solidarité Femmes, elle a également été membre désignée du groupe d’expert.e.s indépendant.e.s du GREVIO qui Depuis 2015 veille à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul. Dans cette interview réalisée à l’occasion du dixième anniversaire de la convention d’Istanbul, Françoise revient sur l’application de ce traité international par les pays signataires ainsi que sur les menaces à l’égalité de genre qui perdurent encore aujourd’hui dans ces pays et dans le monde.
La Convention d’Istanbul est née de plusieurs constats, qui ont incité à la rédaction de ce texte et à la signature et ratification par les Etats. De nombreuses femmes et filles en Europe subissaient des violences sexistes avec des formes de violences sous-estimées voire ignorées. Ainsi des enquêtes ont révélé l’ampleur de ces violences subies par les femmes avec une femme sur trois subissant des violences physiques ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a également mis en évidence le manque de protection des femmes et rappelé aux Etats leurs obligations d’agir avec la diligence voulue, pour prévenir, enquêter, punir et assurer réparation pour tout acte de violence à l’encontre des femmes
Face à ce phénomène, un instrument juridique contraignant s’est imposé. La Convention d’Istanbul a donc été élaborée pour combler ce vide, en complément d’autres textes internationaux comme la CEDEF[1], et elle vise spécifiquement les violences à l’encontre des femmes. Ouvert en 2011 à la signature des Etats, elle sera ratifiée par dix États en 2014 et entrera en vigueur à cette date. Aujourd’hui, 39 États l’ont ratifiée ainsi que l’Union Européenne. Cependant, certains pays, comme l’Azerbaïdjan et la Russie (qui a été exclue du Conseil de l’Europe), ne l’ont ni signée ni ratifiée, la Turquie l’a dénoncée.
Elle établit que les violences faites aux femmes sont une forme grave de discrimination et sont ancrées dans les stéréotypes sexistes et les inégalités entre les femmes et les hommes. Elle couvre toutes les formes de violence – psychologique, physique, sexuelle, économique – en particulier dans les violences conjugales – ainsi que le harcèlement sexuel, les mariages forcés, les mutilations sexuelles, les avortements et les stérilisations forcées. Elle impose aux États de mettre en place des politiques de prévention, de protection, de poursuites judiciaires avec enquêtes approfondies, des sanctions, et de réparations pour les victimes. Elle demande aussi aux Etats d’élaborer des plans triennaux de lutte contre ces violences, de mettre en place un ou des organes de coordination, de favoriser la coopération et la participation de toutes les structures impliquées, y compris et avec les associations féministes et de défense des droits des femmes, d’améliorer la collecte de données et la recherche.
La Convention repose donc sur plusieurs piliers, dont la prévention, qui vise à déconstruire les stéréotypes sexistes par l’éducation des plus jeunes et la formation des professionnels et professionnelles, des actions de communication, la sensibilisation des médias. Elle demande aussi, entre autres, la création de centres d’hébergement spécifiques dit refuges, avec un nombre précis de places selon la densité de population, des centres de soutien pour les victimes de violences sexuelles, un accompagnement des enfants exposés aux violences, et l’application d’ordonnances de protection. En matière judiciaire, elle insiste sur l’importance de lutter contre l’impunité, et inclut des programmes de responsabilisation pour les agresseurs. Enfin, elle encourage l’évaluation des plans d’action, et de placer les droits des victimes au centre des mesures, afin d’éviter la « revictimisation » dans le parcours judiciaire et pour déterminer la résidence (« garde ») des enfants et l’exercice de l’autorité parentale pour les enfants.
En France, la lutte contre les violences sexistes faites aux femmes est relativement récente. Les premières mesures ont commencé à émerger à la fin des années 1980, sous l’impulsion des associations féministes, principalement celles du réseau Solidarité Femmes, qui ont créé dès les années 1970, des centres d’accueil et d’hébergement et porté les premiers plaidoyers pour faire évoluer la législation. En 1989, une campagne nationale sur les violences conjugales a abouti à la création de la ligne d’écoute pour les femmes victimes de violences conjugales, qui deviendra le 39 19 Violences Femmes Info en 2007, soutenu depuis cette date par les ministères ou les secrétariat d’Etat aux droits des femmes.
Le mouvement féministe a joué un rôle crucial dans les avancées législatives, au début des années 90 pour les violences conjugales. La France dispose aussi d’une administration, le SDFE, Service aux Droits des Femmes et à l’Egalité entre les femmes et les hommes dont le rôle est de coordonner les politiques publiques relatives à ces questions et appuyer l’action des associations de défense des droits des femmes. En 2010, une nouvelle loi préparée par plusieurs députées et députés de différents partis politiques, a renforcé la prévention, la protection, et les poursuites prenant mieux en compte les enfants covictimes. Elle a été élaborée dans le sillon des travaux préparatoires de la convention d’Istanbul. Depuis, l’ordonnance de protection, les téléphones « grave danger » et d’autres dispositifs ont été mis en place. Et d’autres lois ont suivi jusqu’à aujourd’hui.
Cependant, malgré une législation assez complète, plusieurs défis se posent aujourd’hui : l’application des lois dans toute leur entièreté et sur tout le territoire pour faciliter le parcours judiciaire des femmes, avec une meilleure articulation entre procédures pénales et civiles. Nous constatons tous les jours le nombre de classements sans suite, avec des moyens insuffisants pour des enquêtes de police ou de gendarmerie approfondies et pour les juridictions, les décisions concernant l’autorité parentale qui ne prennent pas en compte les violences, la sécurité des femmes et des enfants et les conséquences des violences sur ceux-ci. Il manque aussi un nouveau plan triennal de lutte contre les violences, comme le recommande la Convention d’Istanbul. Ce plan interministériel doit être piloté par le Secrétariat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, et associer les associations spécialisées pour sa mise en œuvre et son évaluation. De nombreuses interventions existent, mais il manque une coordination forte, un service aux droits des femmes renforcé et un ministère des Droits des Femmes de plein droit, avec les moyens nécessaires pour mener une politique efficace en collaboration avec d’autres ministères et financer les associations qui sont tout à fait en capacité d’accompagner un plus grand nombre de femmes, si elles reçoivent les budgets nécessaires.
En matière de prévention, il est crucial de renforcer l’éducation sexuelle et affective, actuellement peu mise en œuvre et alors que les associations sont prêtes et pleinement mobilisées sur le sujet.
La ratification par l’Union européenne est un geste essentiel. Elle montre un engagement fort contre les violences sexistes. Certains États n’ont pas signé ou ratifié la convention en raison de mouvements réactionnaires et ultraconservateurs qui craignent des répercussions imaginaires sur la société, par exemple l’introduction d’un « troisième genre » ou un impact sur la famille. Ces craintes sont infondées, car la Convention vise uniquement à lutter contre les violences faites aux femmes, à les prévenir. Les femmes et les filles ont le droit de vivre sans violence et ces mouvements ont plutôt pour objectifs de faire reculer les avancées obtenues pour les droits des femmes. C’est la violence qui détruit les familles et la société, pas la Convention. La ratification par l’Union européenne va donc inciter les États membres à mettre en place les mesures prévues dans la Convention.
La Convention est un instrument international essentiel pour lutter contre les violences et rappeler que les stéréotypes et comportements sexistes et les inégalités femmes hommes les induisent et les favorisent. Les évaluations menées par le GREVIO ont montré que des États, avant même celles-ci, avaient déjà fait évoluer leur législation et leurs politiques publiques pour s’y conformer ou ont ensuite progressé, à partir des recommandations mentionnées dans les rapports. C’est donc un véritable guide, qui tient compte de l’existant et permet des améliorations avec une obligation de moyens. Elle permet d‘engager un dialogue constructif, de mesurer, de suivre des politiques publiques de lutte contre les violences, de constater les efforts réalisés et ceux qui restent à faire. Il est crucial que les États, les parlementaires, les ONG et même les médias et le secteur privé connaissent cette Convention et se mobilisent pour qu’elle soit appliquée.
Le retrait particulier de la Turquie de la Convention d’Istanbul est une catastrophe, surtout pour les femmes et les associations turques qui se sont battues pour la ratification de cette Convention. Ce retrait est un signe de recul sous l’influence de mouvements et dirigeants ultraconservateurs, et il a des conséquences très dommageables pour les droits des femmes en Turquie. La Convention avait permis des avancées, mais ce retrait a affecté la protection des femmes, la prévention et affaibli les associations de défense des droits des femmes et les activistes féministes déjà particulièrement réprimées par le pouvoir en place et dans une société imprégnée de patriarcat.
Dans d’autres pays, comme la Russie, on a vu un recul des droits, avec par exemple la dépénalisation des violences conjugales.
Il est essentiel de sensibiliser les femmes aux risques que représente la montée de l’extrême droite pour leurs droits en montrant ce qui se passe dans d’autres pays, une fois l’arrivée au pouvoir obtenue, les actions menées et les votes de ces groupes et partis, au Parlement européen par exemple. En France, le discours semble neutre mais il est important de regarder ce qui s’est passé dans l’Histoire et également les actes et les décisions dans la période récente. Ce sera beaucoup plus insidieux, plus lent mais il y aura, c’est certain, des reculs qui finiront par nuire aux droits de toutes les femmes, y compris ceux des femmes victimes de violences de genre dans leur pays et de toutes les autres femmes migrantes poussées à l’exil.
Il faut également lutter contre la désinformation et les discours ultraconservateurs des groupes masculinistes ou des extrémistes religieux, qui circulent sur les réseaux sociaux et attaquent les féministes, et les femmes qui osent prendre la parole, s’exprimer et revendiquer leurs droits
Pour moi, il est essentiel que des fondations, comme la Fondation RAJA-Danièle Marcovici, soient vraiment impliquées et spécifiquement dédiées aux droits des femmes. Comparé à d’autres causes, l’égalité femmes hommes, et la lutte contre les violences sexistes restent sous financées, y compris dans le secteur de la philanthropie. Il ne devrait pas uniquement s’appuyer sur des moyens financiers transversaux, mais bénéficier de ressources spécifiques, dédiées aux associations et aux structures impliquées dans cette cause. Enfin, nous avons une obligation de regarder les féministes, les activistes et défenseurs et défenseures des droits qui sont menacé.es partout dans le monde et leur apporter un soutien à la hauteur de leur engagement. La lutte contre les violences que vivent les femmes lors des conflits, des guerres, lors de leur parcours migratoire, parce qu’elles sont victimes de traite ou de prostitution, et de toutes les autres formes de violences devraient être partout une priorité.
[1] Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW – Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women)
[2] Groupe d’expert.e.s sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique