Interview d’Anne Mahrer : Quand la justice climatique devient un combat féministe

13 mars 2025

En 2024, l'association suisse Aînées pour le Climat a remporté une victoire historique devant la Cour européenne des droits de l'homme, condamnant la Suisse pour son inaction climatique. Rencontre avec Anne Mahrer, co-présidente de l’association et figure emblématique de ce combat. Elle nous explique en quoi cette décision est un tournant pour la justice climatique et les droits des femmes.

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Fondation RAJA-Danièle Marcovici (FRDM) : Pouvez-vous nous présenter le combat de l’association Les Aînées du Climat et son engagement au service d’une justice climatique féministe ? 

Anne Mahrer (A.M) : Nous sommes une association suisse regroupant des femmes âgées qui militent pour une action climatique plus ambitieuse. Nous avons porté plainte contre l’État suisse, estimant que son inaction face au réchauffement climatique menace notre santé et viole nos droits fondamentaux.

Le fait que nous soyons toutes des femmes a été notre porte d’entrée pour entamer une action en justice. L’affaire Urgenda1 aux Pays-Bas, étant la première affaire qui demandait à son gouvernement d’agir pour le climat, elle nous a beaucoup inspirées. L’association Les Aînées pour le Climat a déposé une première requête auprès du gouvernement Suisse en 2016, en s’appuyant sur des rapports qui depuis 2003 mettaient en évidence que les femmes suisses sont les premières victimes des canicules.  

Nous avons essuyé deux passages infructueux devant la Confédération puis le Tribunal fédéral, qui ne considéraient pas notre requête sur le fond mais arguaient que nous n’étions pas légitimes à une telle action juridique. Par ailleurs, les tribunaux estimaient que puisque nous n’avions pas encore atteint les 2° de réchauffement, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour l’instant. 

En 2020, nous avons donc décidé d’utiliser ces refus comme des forces pour mener notre requête devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), spécialiste des droits humains. L’instance a déposé un recours en disant que notre requête était prioritaire et a prié l’Etat suisse d’envoyer ses réponses à une série d’interrogations concernant ses politiques en matière de lutte contre le changement climatique dans un délai imparti.

Ce premier verdict a également permis à des tiers intervenants de la société civile d’envoyer leurs observations à la Cour concernant la lutte contre le changement climatique mise en œuvre par l’Etat suisse. La CEDH en a d’ailleurs accepté et analysé un très grand nombre.  

En 2022, la CEDH a renvoyé l’affaire à la Grande Chambre de la Cour en raison de son importance. Pour la première fois, une affaire concernant le climat et les droits fondamentaux était portée devant la Grande Chambre de la Cour. Nous avons donc avancé, aux côtés de l’Affaire des Six Jeunes Portugais2 ainsi que de l’affaire Carême3, en France. En mars 2023, la Cour a déclaré qu’une audience publique aurait lieu à la Grande Cour. Il s’est agi d’un moment très important pour nous. La situation était inédite car elle opposait nos avocats à ceux de l’Etat suisse et réunissait 17 juges ainsi que des médias du monde entier. Cela nous a permis de donner une autre dimension d’autant plus étendue à notre cause.  

En 2024, la CEDH a finalement condamné la Suisse pour violation du droit au respect de la vie privée et familiale, estimant que les mesures prises pour réduire les émissions de gaz à effet de serre étaient insuffisantes pour protéger les droits fondamentaux des requérantes.  

 

(FRDM) : En 2016, vous avez donc engagé une action en justice contre l’État suisse, qui a abouti en 2024 avec une décision de la Cour européenne des droits de l’homme en votre faveur. Pouvez-vous nous expliquer les enjeux de cette démarche et en quoi elle contribue à la lutte pour les droits des femmes ? 

(A.M) : Si l’on voit les choses à une échelle plus large, les femmes sont les premières victimes du changement climatique. Elles sont d’autant plus atteintes dans les pays du Sud où leurs activités et leur vie s’en trouvent très bouleversées (étant les premières à s’occuper de l’agriculture, des enfants, des provisions en eau et en bois…) alors que ce sont elles qui produisent pourtant le moins d’émissions. C’est ce paradoxe que nous avons mis en évidence. Nous sommes devenues un modèle dans la lutte pour la justice climatique.  

A présent, nous sommes plus de 3 000 femmes membres. Nous sommes toutes issues de parcours militants pour nos droits, notre parcours à toutes a été pavé d’inégalités. Nous avons un véritable engagement qui se retrouve à tous les niveaux au sein de notre association. Je veux aussi montrer par notre exemple, qu’il n’y a pas d’âge pour s’engager et pour gagner une bataille juridique.  

 

(FRDM) : Maintenant que la CEDH a rendu son verdict, quelles actions concrètes sont attendues de la part du gouvernement et comment l’association entend-elle suivre la mise en œuvre effective de l’arrêt ? 

 (A.M) : Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, chargé du suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, s’est réuni du 4 au 6 mars 2025. Le vendredi 7 mars 2025, il a rendu ses conclusions concernant l’application de l’article 46 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui impose aux États de se conformer aux décisions de la Cour. Ce ne fut heureusement pas la décision adoptée.

Le Comité a conclu que l’Etat suisse avait violé les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 6 (droit à un procès équitable) de la Convention et a indiqué au pays son obligation de se conformer à cet arrêt et de prendre les mesures nécessaires pour remédier aux violations constatées d’ici septembre 2025 (date de la prochaine réunion du Comité). Dans la mesure où les décisions de la Cour sont contraignantes pour les Etats, notre rôle n’est maintenant pas dans la vérification de la mise en œuvre, mais bien dans le lobbying politique auprès du Parlement.

Nous sommes un groupe de pression. Nous avons également pu donner plusieurs de nos observations au Conseil des ministres. Nous voulons voir un budget carbone être mis en place, la révision du cadre législatif et des lois trop peu ambitieuses sur le plan climatique. Enfin, nous avons aussi pu nous exprimer en ce qui concerne notre vision d’une politique climatique prise en compte de manière transversale et non faisant l’objet d’un travail en silo.  

 La Cour n’a pas dicté ce que l’Etat suisse doit mettre en place. Elle a néanmoins repris tous les objectifs du pays en matière de justice climatique et a mis en évidence que ces objectifs qui étaient fixés à 2025 n’étaient pas atteints.  

La Cour a souligné que si d’ici 2030, il n’y avait pas d’actions concrètes pour ce qui est des chauffages, des transports, et autres domaines clés, les jeunes en subiront les conséquences. Il y a une approche très intergénérationnelle de la question.  

 

(FRDM) : La condamnation de la Suisse pourrait-elle avoir un impact à l’échelle européenne, voire internationale. Comment analysez-vous cette dynamique ? Assiste-t-on à un réveil de consciences en ce qui concerne les questions de justice climatique et sociale ? 

Anne Mahrer (A.M) : L’impact est très fort à l’échelle de l’Europe dans la mesure où la CEDH fait jurisprudence pour les 46 pays membres du Conseil de l’Europe.  

A l’échelle internationale, l’arrêt a été salué par beaucoup de juridictions internationales. Il fait également l’objet d’études approfondies dans les universités, ce qui est vraiment crucial pour une large diffusion de notre combat. Ces études sont particulièrement importantes car nous comptons sur la nouvelle génération pour faire avancer les choses.  

Nous souhaitons qu’il y ait au sein des sociétés, un véritable éveil en ce qui concerne les thématiques de justice sociale et de justice climatique. Malheureusement, ce n’est pas la tendance majoritaire actuelle. Pourtant, il ne peut exister de justice sociale sans justice climatique. Au sein du canton de Genève dont je viens, les populations pauvres vivent mal, en ayant trop chaud l’été et trop froid l’hiver, dans des bâtiments qui ne sont pas aux normes thermiques.  

 La question du budget est aussi centrale dans ces discussions. Et nous remarquons également que des menaces telles que l’idée de revenir sur le nucléaire ne sont jamais très loin de nous. Face à cet état des choses, de plus en plus d’initiatives citoyennes sont déposées auprès du Parlement pour des financements responsables et durables. La question de la responsabilité des entreprises et multinationales fait aussi partie des nouvelles initiatives déposées.  

 

(FRDM) : Face aux défis liés au changement climatique, quels leviers d’action restent encore à mobiliser pour renforcer la responsabilité des États et des entreprises ? 

Anne Mahrer (A.M) : Les initiatives populaires sont des leviers d’action particulièrement importants à activer, qu’elles atteignent ou non les 100 000 signatures. La société civile doit rester mobilisée, ne pas oublier qu’elle est aussi légitime à demander des comptes aux politiques et aux entreprises.  C’est très important. Il en va aussi de notre devoir de consommateurs. La politique du porte-monnaie peut faire bouger beaucoup de choses.  

 

(FRDM) :Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes générations de militantes qui souhaitent s’engager pour la justice climatique et l’égalité des genres ? 

Anne Mahrer (A.M) : Le message que je souhaiterais faire passer est qu’il ne faut pas rester seul.e. Il faut toujours chercher à s’associer pour avoir plus de poids. Il est aussi très important de s’intéresser à la politique et d’aller voter. Le vote est un sujet qui me tient particulièrement à cœur car il n’a été acquis en Suisse pour les femmes qu’en 1971. J’en ai été privée pendant 20 ans. Il s’agit d’un réel privilège car dans certains pays, aujourd’hui encore, les gens risquent la prison pour avoir exprimé leurs opinions.  

 J’aimerais enfin rajouter que beaucoup de jeunes très engagés sont aujourd’hui découragés par l’évolution du contexte actuel ; mais nous avons le pouvoir de donner notre avis et de boycotter ce qui est néfaste pour la nature, pour notre société, pour notre corps et pour nous. 

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