La Fondation RAJA-Danièle Marcovici donne la parole à deux actrices engagées au croisement du féminisme, de l’écologie et de la santé publique : Anne Souyris et Marion-Emi Alix.
Anne Souyris est sénatrice écologiste. Longtemps engagée dans les politiques de santé publique à la Ville de Paris, elle poursuit aujourd’hui son action au Sénat en défendant une meilleure régulation des polluants environnementaux, notamment les perturbateurs endocriniens et les PFAS. Militante féministe, elle œuvre pour une politique de santé préventive et inclusive qui tienne compte des inégalités de genre face aux atteintes environnementales.
Marion-Emi Alix, militante écologiste et cofondatrice de l’association Fertéa Santé promeut une santé environnementale féministe. Forte d’une expérience passée dans la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), elle met aujourd’hui son expertise au service du plaidoyer politique et de la sensibilisation aux impacts de la pollution sur la santé gynécologique et la justice sociale.
Ensemble, elles œuvrent à faire intégrer ces enjeux dans les politiques publiques et à mettre en lumière les inégalités spécifiques qui touchent la santé des femmes.
Pouvez-vous nous donner une définition de ce qu’est pour vous une « santé environnementale féministe » ? Comment la santé environnementale et le féminisme s’articulent dans vos activités respectives ?
Marion-Emi Alix (M-E.A.) : Une santé environnementale féministe est une approche qui considère que les femmes, du fait de leur biologie, de leurs rôles sociaux, de leurs conditions de vie et de travail, sont exposées différemment et plus intensément aux pollutions environnementales, et que cela génère d’importantes inégalités de santé. Cette approche reconnaît que les phases clés de la vie des femmes (naissance, puberté, conception, grossesse, maternité, ménopause…) sont des moments de vulnérabilité physiologique accrue où les expositions chimiques (perturbateurs endocriniens, pesticides, polluants atmosphériques…) peuvent avoir des conséquences immédiates et à long terme. Chez Fertéa Santé, cette vision se traduit par une action concrète : informer, former et agir pour que la santé reproductive des femmes soit reconnue comme un indicateur environnemental et social majeur.
Anne Souyris (A.S.) : Je rejoins Marion-Emi sur cette définition. J’aimerais souligner que les luttes pour la santé environnementale en France ont d’abord émergé à travers les revendications en matière de santé au travail, en réaction aux substances toxiques utilisées dans les milieux professionnels. L’historienne Judith Rainhorn l’a notamment montré en étudiant la régulation du blanc de plomb au cours du XXᵉ siècle, et le cas de l’amiante en a rappelé la portée ces dernières décennies. Ainsi, bien que la place des femmes dans le monde du travail ait évolué, l’imaginaire collectif associe encore les risques professionnels graves à la figure masculine de l’ouvrier exposé. Pourtant, les femmes aussi sont confrontées à des dangers environnementaux au travail !
Par ailleurs, les politiques de santé environnementale reposent sur un véritable régime de la preuve, en particulier dans le champ de la santé publique, où se conjuguent épidémiologie — avec son approche populationnelle des pathologies — et toxicologie, centrée sur les effets des substances sur les organismes vivants. Or, ces deux disciplines, comme bien d’autres, ont longtemps négligé la santé des femmes. Il est donc urgent de rapprocher les recherches et les politiques publiques qui défendent à la fois la santé des femmes et la santé environnementale.
Face à des expositions différenciées selon le travail et le rôle social, à des effets biologiques spécifiques et à des inégalités sociales et environnementales persistantes, la santé environnementale féministe doit désormais s’imposer comme une priorité, conçue avec et pour toutes les femmes.
Quelles sont les principales inégalités en termes de santé environnementale auxquelles sont sujettes certaines ou toutes les femmes aujourd’hui et comment participez- vous à cette lutte à travers vos différents niveaux d’action ?
M-E.A. : Les femmes sont en première ligne face aux pollutions environnementales, ces inégalités étant bien documentées. Sur le plan professionnel, elles sont majoritaires dans des secteurs à forte exposition comme le soin, le nettoyage, la vente ou la coiffure, où elles manipulent régulièrement des substances toxiques telles que les solvants, pesticides ou bisphénols. Dans la sphère domestique, elles sont plus exposées à l’air intérieur, chargé de polluants issus des produits ménagers, cosmétiques ou parfums d’ambiance. Biologiquement, leur système hormonal, leur masse graisseuse et certaines périodes de la vie (puberté, grossesse, ménopause) les rendent plus vulnérables aux effets des perturbateurs endocriniens. Tout au long du cycle de vie, ces expositions peuvent entraîner une puberté précoce, des troubles de la fertilité, des complications périnatales, ou encore une ménopause précoce, en nette augmentation, avec des répercussions durables sur la santé globale. Enfin, de nombreuses maladies liées à ces expositions restent invisibilisées : cancers hormonodépendants (comme ceux du sein ou de l’utérus), endométriose, fausses couches précoces ou pathologies auto-immunes sont encore trop peu prises en compte dans les politiques de santé publique.
Au sein de Fertéa Santé, nous agissons à trois niveaux complémentaires. D’abord, nous informons et formons autour des risques environnementaux et de leurs impacts sur la santé reproductive, particulièrement chez les femmes. Un atelier de sensibilisation a notamment été développé à cet effet. Nous œuvrons également à renforcer la compréhension des liens entre pollution, environnement et santé reproductive ; à ce titre, nous avons récemment transmis une contribution au CESE dans le cadre d’une saisine sur les « Inégalités de genre et santé des femmes au prisme de la périnatalité ». Enfin, nous travaillons actuellement à la mise en place d’un accompagnement dédié. Et parce que la santé reproductive ne concerne pas uniquement les femmes, nous faisons le choix d’impliquer aussi les hommes : les inclure, c’est élargir la prise de conscience, encourager une prévention partagée et construire ensemble un environnement plus juste et plus sain.
A.S. : Oui, les hommes ont eux aussi un rôle essentiel à jouer pour la santé des femmes. Le care — le soin aux autres — reste encore largement assumé par les femmes : elles occupent la majorité des métiers du soin, de l’accompagnement social, du maintien des liens familiaux et amicaux ou encore de l’engagement dans les associations de santé. Aux hommes, en revanche, reviennent trop souvent les postes dits “sérieux” : scientifiques, cadres dirigeants, décideurs. Heureusement, cette répartition d’un autre temps commence à évoluer. Les femmes accèdent aujourd’hui à tous les niveaux de responsabilité — dans la recherche, la politique ou la direction d’organisations publiques et privées — et c’est une excellente nouvelle.
Mais le chemin est encore long : pour que la santé des femmes soit réellement prise en compte, il faut des femmes présentes et actives à chaque échelon de décision. Aucune politique pour nous ne doit se faire sans nous.
À mon niveau, je m’assure que les femmes soient représentées dans les travaux du Parlement : parité dans les tables rondes, contrôle féministe de l’action du Parlement avec une attention particulière à la santé des femmes dans la rédaction de la loi. La politique est encore un milieu très masculin, empreint de réflexes virilistes : on écoute moins les femmes que les hommes, nous sommes inconsciemment orientées vers les sujets liés au care (santé, social, culture, éducation) et trop souvent écartées des enjeux régaliens.
Nous devons continuer à faire entrer les femmes aux plus hauts niveaux politiques. On voit d’ailleurs la différence que nous insufflons à ces responsabilités : la présidente de l’Assemblée nationale a visibilisé la nécessité du dépistage du cancer du sein. Avec Camille Etienne, nous avons réussi à faire voter une loi interdisant l’usage de PFAS[1] en France. Et avec la maire de Paris, nous avons développé une politique de santé environnementale pionnière, qui part de la réalité vécue des Parisiennes et des Parisiens.
À Paris, grâce à un réseau exceptionnel de centres de protection maternelle et infantile, nous avons pu développer des actions fortes en santé environnementale qui bénéficient aux femmes dans le cadre d’une approche “1000 premiers jours” : prévention des risques liés aux perturbateurs endocriniens, à la présence de plomb dans les logements et dans l’environnement extérieur, intégration de la santé des femmes dans l’urbanisme. D’autres collectivités se sont engagées, comme l’Eurométropole de Strasbourg qui a lancé une expérimentation d’ordonnances vertes : la livraison de paniers de fruits et légumes bio pour les femmes enceintes, pour enclencher une logique vertueuse et réduire les risques liés aux pesticides.
Au Sénat, j’ai lancé un cycle de conférences avec des scientifiques, des associations et des politiques sur le droit des femmes à vivre dans un environnement sain. J’espère bien que ce cycle nous permettra de faire avancer la santé environnementale féministe et de modifier la loi en conséquence.
Comment les actions menées par les associations, les entreprises (via la Responsabilité Sociétale des Entreprises) et les institutions peuvent-elles se renforcer mutuellement ? Avez-vous des exemples de synergies réussies ?
M-E.A. : Les enjeux de santé environnementale liés au genre exigent des réponses coordonnées. Associations, entreprises et institutions ont tous un levier à activer, mais c’est leur collaboration qui permet une transformation en profondeur. Les associations diffusent les connaissances scientifiques, alertent sur les inégalités vécues et mobilisent les publics. Les entreprises, via leur responsabilité sociétale (RSE), peuvent repenser leurs produits, adapter les conditions de travail et financer des actions de prévention et des associations. Les institutions, quant à elles, ont le pouvoir d’agir sur les lois, la recherche et les politiques publiques.
Des initiatives concrètes illustrent cette dynamique. En octobre, nous organisons avec Anne Souyris une nouvelle conférence au Sénat qui réunira scientifiques, médecins, parlementaires et acteurs de terrain pour croiser les regards sur les liens entre santé des femmes et environnement.
A.S. : L’objectif de cette conférence, organisée le 3 octobre prochain, est de nous adresser aux professionnels de santé et de partager les bonnes pratiques en santé environnementale à destination des femmes, grâce à l’action d’actrices et d’acteurs de terrain engagés. À partir de ces exemples, nous pourrons bâtir un plan global d’actions pour la santé environnementale des femmes, que je porterai au Sénat.
M-E.A. : En parallèle, Fertéa Santé élabore un guide à destination des professionnels de santé, afin d’intégrer les enjeux environnementaux dans la prise en charge reproductive et de renforcer leur sensibilisation à ces risques souvent méconnus.
A.S. : Le travail mené par Fertéa Santé est particulièrement précieux, et je tiens à remercier chaleureusement Marion-Emi ainsi que toute son équipe pour leur engagement constant. Je voudrais illustrer l’importance des synergies entre acteurs et actrices engagés par un exemple concret : l’adoption de la loi sur les PFAS [2]. Soyons honnêtes : lorsque le député Nicolas Thierry a présenté sa proposition à l’Assemblée nationale, puis lorsque nous l’avons défendue au Sénat, beaucoup estimaient qu’elle n’avait aucune chance d’aboutir. Dans mon cas, la majorité sénatoriale, à dominante de droite et du centre, semblait peu disposée à la voter — d’autant plus dans un contexte de recul écologique. Pourtant, contre toute attente, cette proposition de loi a été adoptée dans les deux chambres, à une très large majorité, et elle est désormais promulguée et en vigueur.
Cette victoire écologique est avant tout le fruit d’une mobilisation collective remarquable : nous avons porté ce combat aux côtés d’associations de santé environnementale telles que Générations Futures, de scientifiques, mais aussi de plus de 146 000 citoyennes et citoyens ayant interpellé leurs parlementaires. Plusieurs syndicats ont également soutenu cette démarche, conscients que leur santé était menacée par ces « polluants éternels ». Enfin, certaines entreprises poursuivent aujourd’hui ce travail de régulation des PFAS pour protéger la santé publique — un sujet que j’aurai le plaisir d’approfondir avec elles lors du colloque que j’organise le 16 juin prochain au Palais du Luxembourg.
Quels leviers concrets au niveau législatif peuvent être mobilisés pour faire progresser une approche féministe de la santé environnementale ? Et comment la société civile peut-elle contribuer à leur adoption ?
A.S. : Vaste sujet ! Je vois plusieurs leviers. En premier lieu, l’engagement des professionnels de santé dans cette approche. Inscrire la prévention des risques liés à l’environnement dans la loi comme mission des soignantes et soignants, permettrait d’avancer déjà beaucoup. J’ai d’ailleurs défendu cette proposition lors de l’examen de la loi sur la profession infirmière.
Ensuite, nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la régulation des substances toxiques, en particulier celles auxquelles les femmes sont exposées. J’espère que nous pourrons réitérer la victoire des PFAS, notamment en ce qui concerne les toxiques responsables de l’intoxication des fleuristes. La révision du règlement européen REACH cet automne en sera une étape majeure.
Enfin, il faut parler d’argent.
Il n’y aura pas de politique féministe de santé environnementale sans financement dédié.
Dans cette perspective, j’ai à plusieurs reprises défendu, et je continuerai de le faire, l’idée que les pollueurs doivent contribuer au financement de la sécurité sociale. Alors que notre système de santé traverse une crise profonde, il me semble indispensable que celles et ceux responsables des expositions environnementales nocives pour la santé participent à l’effort collectif.
À présent, j’espère pouvoir mobiliser le Sénat autour d’un enjeu plus large : mieux intégrer la santé des femmes dans la conception et la mise en œuvre des politiques de santé environnementale, mais aussi dans l’évaluation des risques sanitaires liés à l’environnement. Une mission d’information pourrait, par exemple, examiner la place accordée à la santé des femmes dans l’élaboration du Plan national santé environnement, ou encore dans les mécanismes de surveillance et de traitement des alertes sanitaires et environnementales.
M-E.A. : La société civile joue un rôle moteur grâce à la mobilisation et aux témoignages qu’elle porte. Elle rend visibles des voix longtemps marginalisées, soutient les femmes exposées et fait émerger des enjeux encore absents des agendas politiques, tels que la ménopause précoce ou les pathologies environnementales à dimension de genre.
[1] Les PFAS (per- et polyfluoroalkylés) sont des composés chimiques polluants utilisés dans de nombreux produits industriels qui persistent longtemps, voire indéfiniment, dans l’environnement et l’organisme.
[2] Proposition de loi portée en 2023 par le député écologiste Nicolas Thierry visant à interdire progressivement la fabrication, l’importation et la vente de produits contenant des PFAS en France, afin de limiter leur impact sur la santé et l’environnement.