Interview croisée d’Anne Souyris et Marion-Emi Alix : agir pour une santé environnementale féministe

28 mai 2025

la Fondation RAJA-Danièle Marcovici donne la parole à deux actrices engagées au croisement du féminisme, de l’écologie et de la santé publique : Anne Souyris et Marion-Emi Alix.

Anne Souyris est sénatrice écologiste. Longtemps engagée dans les politiques de santé publique à la Ville de Paris, elle poursuit aujourd’hui son action au Sénat en défendant une meilleure régulation des polluants environnementaux, notamment les perturbateurs endocriniens et les PFAS. Militante féministe, elle œuvre pour une politique de santé préventive et inclusive, qui tienne compte des inégalités de genre face aux atteintes environnementales.

Marion-Emi Alix, militante écologiste et cofondatrice de l’association Fertéa Santé promeut une santé environnementale féministe. Forte d’une expérience passée dans la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), elle met aujourd’hui son expertise au service du plaidoyer politique et de la sensibilisation aux impacts de la pollution sur la santé gynécologique et la justice sociale. Avec Anne Souyris, elles œuvrent à faire intégrer ces enjeux dans les politiques publiques et à mettre en lumière les inégalités spécifiques qui touchent la santé des femmes.

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Fondation RAJA-Danièle Marcovici (FRDM) : Pouvez-vous nous donner une définition de ce qu’est pour vous une « santé environnementale féministe » ? En quoi ces deux concepts (la santé environnementale et le féminisme) s’articulent-ils dans vos activités respectives ?

Marion-Emi Alix (M-E.A.) : Une santé environnementale féministe est une approche qui considère que les femmes, du fait de leur biologie, de leurs rôles sociaux, de leurs conditions de vie et de travail, sont exposées différemment et plus intensément aux pollutions environnementales, et que cela génère d’importantes inégalités de santé.

Cette approche reconnaît que les phases clés de la vie des femmes (naissance, puberté, conception, grossesse, maternité, ménopause…) sont des moments de vulnérabilité physiologique accrue où les expositions chimiques (perturbateurs endocriniens, pesticides, polluants atmosphériques…) peuvent avoir des conséquences immédiates et à long terme.

Chez Fertéa Santé, cette vision se traduit par une action concrète : informer, former et agir pour que la santé reproductive des femmes soit reconnue comme un indicateur environnemental et social majeur.

Anne Souyris (A.S.) : Je rejoins Marion-Emi dans cette définition. J’ajouterais que les combats pour la santé environnementale se sont construits en France d’abord par les revendications de santé au travail, face aux toxiques utilisés dans les environnements professionnels, comme l’a démontré l’historienne Judith Rainhorn en ce qui concerne la régulation du blanc de plomb au cours du XXe siècle, ou comme l’a rappelé le cas de l’amiante ces dernières décennies.

De fait, si la place des femmes au travail a évolué, l’image d’Epinal de l’ouvrier exerçant dans un milieu dangereux pour sa santé reste encore masculine. Pourtant, les femmes sont aussi confrontées à des risques de santé environnementale au travail !

De plus, les politiques en santé environnementale se fondent sur un régime de la preuve. Particulièrement dans le milieu de la santé publique ; sur l’alliance entre épidémiologie (avec une approche populationnelle des pathologies) et toxicologie (qui se penche d’abord sur les effets des substances sur les organismes). Deux disciplines qui, comme tant d’autres, ont trop longtemps négligé la santé des femmes.

Nous considérons qu’il est plus que temps de rapprocher les recherches et les politiques publiques qui défendent la santé des femmes et la santé environnementale. Expositions environnementales via le travail et un rôle social différents, effets biologiques spécifiques, inégalités sociales et environnementales particulières, la santé environnementale féministe doit devenir une priorité, avec et pour toutes les femmes !

FRDM : Quelles sont les principales inégalités en termes de santé environnementale auxquelles sont sujettes certaines ou toutes les femmes aujourd’hui et comment participez- vous à cette lutte à travers vos différents niveaux d’action ?

M-EA. : Les femmes sont en première ligne face aux pollutions environnementales, ces inégalités touchant les femmes en matière de santé environnementale sont bien documentées. Sur le plan professionnel, elles sont majoritaires dans des secteurs à forte exposition comme le soin, le nettoyage, la vente ou la coiffure, où elles manipulent régulièrement des substances toxiques telles que solvants, pesticides ou bisphénols. Dans la sphère domestique, elles sont plus exposées à l’air intérieur, chargé de polluants issus des produits ménagers, cosmétiques ou parfums d’ambiance.

Biologiquement, leur système hormonal, leur masse grasse et certaines périodes de la vie (puberté, grossesse, ménopause) les rendent plus vulnérables aux effets des perturbateurs endocriniens. Tout au long du cycle de vie, ces expositions peuvent entraîner une puberté précoce, des troubles de la fertilité, des complications périnatales, ou encore une ménopause précoce, en nette augmentation, avec des répercussions durables sur la santé globale.

Enfin, de nombreuses maladies liées à ces expositions restent invisibilisées : cancers hormonodépendants (comme ceux du sein ou de l’utérus), endométriose, fausses couches précoces ou pathologies auto-immunes sont encore trop peu prises en compte dans les politiques de santé publique.

Chez FERTÉA Santé, nous souhaitons agir à trois niveaux :

  • Informer et former sur les risques environnementaux et leurs impacts sur la santé reproductive, en particulier chez les femmes.Nous avons développé un atelier de sensibilisation sur ce sujet.
  • Promouvoir une meilleure compréhension des liens entre pollution, environnement et santé reproductive. Nous avons par exemple transmis ce mois-ci une contribution au CESE pour une saisine sur les « Inégalités de genre et santé des femmes au prisme de la périnatalité ».
  • Et nous sommes en train de travailler sur le développement d’un accompagnement.

Et parce que la santé reproductive ne concerne pas que les femmes, nous faisons aussi le choix de sensibiliser les hommes. Les inclure, c’est élargir la prise de conscience, encourager une prévention partagée, et construire ensemble un environnement plus juste et plus sain.

A.S. : Oui, les hommes doivent aussi agir pour la santé des femmes. Le care est encore trop pris en charge par les femmes : à elles les métiers du soin, de l’accompagnement social, le suivi des relations familiales et amicales, les associations de santé, le “prendre soin”. Aux hommes les métiers “sérieux” : scientifiques, managers, décideurs.

Heureusement, nous sortons de cette vision d’un autre temps. Nous voyons à toutes les échelles les femmes prendre de nouvelles responsabilités, dans la recherche, la politique, le leadership d’entreprises privées et publiques, c’est une très bonne nouvelle ! Mais il y a encore du travail ! Nous avons besoin de femmes à tous les niveaux de responsabilité pour que leur santé soit prise en compte : pas de politique pour nous sans nous.

A mon niveau, je m’assure que les femmes soient représentées dans les travaux du Parlement : parité dans les tables-rondes, contrôle féministe de l’action du Parlement, attention particulière à la santé des femmes dans la rédaction de la loi.

La politique est encore un milieu très masculin, empreint de réflexes virilistes : on écoute moins les femmes que les hommes, nous sommes naturellement orientées vers  les sujets liés au care (santé, social, culture, éducation) et trop souvent écartées des enjeux régaliens.

Nous devons continuer à faire entrer des femmes aux plus hauts niveaux politiques. On voit d’ailleurs la différence que nous insufflons à ces responsabilités : la présidente de l’Assemblée nationale a visibilisé la nécessité du dépistage du cancer du sein, avec Camille Etienne nous avons réussi à faire voter une loi interdisant l’usage de PFAS[1] en France, avec la maire de Paris nous avons développé une politique en santé environnementale pionnière, qui part de la réalité des Parisiennes et des Parisiens.

A Paris par exemple, grâce à un réseau exceptionnel de centres de protection maternelle et infantile, nous avons pu développer des actions fortes en santé environnementale qui bénéficient aux femmes dans le cadre d’une approche “1000 premiers jours” : prévention des risques liés aux perturbateurs endocriniens, à la présence de plomb dans les logements et dans l’environnement extérieur, intégration de la santé des femmes dans l’urbanisme.

D’autres collectivités se sont engagées, comme l’Eurométropole de Strasbourg qui a lancé une expérimentation d’ordonnances vertes : la livraison de paniers de fruits et légumes bio pour les femmes enceintes, pour enclencher une logique vertueuse et réduire les risques liés aux pesticides.

Au Sénat, j’ai lancé un cycle de conférences sur le droit des femmes à vivre dans un environnement sain, avec des scientifiques, des associations, des politiques. J’espère bien que ce cycle nous permettra de faire avancer la santé environnementale féministe et de modifier la loi en conséquence.

FRDM : Comment les actions menées par les associations, les entreprises (via la RSE) et les institutions peuvent-elles se renforcer mutuellement ? Avez-vous des exemples de synergies réussies ?

M-E.A. : Les enjeux de santé environnementale liés au genre exigent des réponses coordonnées. Associations, entreprises et institutions ont chacun un levier à activer, mais c’est leur collaboration qui permet une transformation en profondeur.

Les associations diffusent les connaissances scientifiques, alertent sur les inégalités vécues et mobilisent les publics. Les entreprises, via leur responsabilité sociale, peuvent repenser leurs produits, adapter les conditions de travail et financer des actions de prévention et des associations. Les institutions, quant à elles, ont le pouvoir d’agir sur les lois, la recherche et les politiques publiques.

Des initiatives concrètes illustrent cette dynamique. En octobre, nous organisons avec Anne Souyris une nouvelle conférence au Sénat réunira scientifiques, médecins, parlementaires et acteurs de terrain pour croiser les regards sur les liens entre santé des femmes et environnement.

A.S. : L’objectif de cette conférence, organisée le 3 octobre prochain, est de nous adresser aux professionnels de santé et de partager les bonnes pratiques en santé environnementale à destination des femmes, grâce à l’action d’actrices et d’acteurs de terrain engagé·es. A partir de ces exemples, nous pourrons bâtir un plan global d’actions pour la santé environnementale des femmes, que je porterai au Sénat.

M-E.A. : En parallèle, FERTÉA Santé élabore un guide à destination des professionnel·les de santé, afin d’intégrer les enjeux environnementaux dans la prise en charge reproductive et de renforcer leur sensibilisation à ces risques souvent méconnus.

A.S. : Le travail de FERTÉA Santé est très précieux, je remercie Marion-Emi et toutes les personnes engagées à FERTÉA de cet engagement sans faille.

Je souhaiterais évoquer un exemple de synergie efficace : l’adoption de la loi sur les PFAS[2]. Disons-le en toute honnêteté : lorsque le député Nicolas Thierry a présenté sa proposition de loi à l’Assemblée, et lorsque nous l’avons défendue au Sénat, tout le monde nous disait qu’elle ne passerait jamais, dans mon cas que la majorité sénatoriale (de droite et centriste) ne voterait jamais ce texte, alors que nous vivons un backlash écologique. Pourtant, nous avons fait adopter dans les deux chambres du Parlement cette proposition, à la quasi-unanimité, et elle est désormais devenue loi et s’applique depuis sa promulgation.

Nous avons réussi à obtenir cette victoire écologique grâce à une mobilisation collective impressionnante : nous avons défendu ce texte avec les associations mobilisées en santé environnementale comme Générations Futures, avec les scientifiques, avec les citoyennes et les citoyens qui ont été plus de 146 000 à interpeller les parlementaires. Mais aussi grâce aux syndicats qui, pour certains, ont soutenu ce texte, considérant que leur santé était aussi mise en danger par les polluants éternels. Et certaines entreprises poursuivent ce travail pour réguler les PFAS et protéger la santé de la population ; j’aurai le plaisir d’en discuter avec elles lors d’un colloque que j’organise le 16 juin au palais du Luxembourg.

FRDM : Quels leviers concrets au niveau législatif peuvent être mobilisés pour faire progresser une approche féministe de la santé environnementale ? Et comment la société civile peut-elle contribuer à leur adoption ?

A.S. : Vaste sujet ! Je vois plusieurs leviers, en premier lieu l’engagement des professionnels de santé dans cette approche. Inscrire dans la loi comme mission des soignant·es la prévention des risques liés à l’environnement permettrait d’avancer déjà beaucoup, j’ai d’ailleurs défendu cette proposition lors de l’examen de la loi sur la profession infirmière.

Ensuite, nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la régulation des substances toxiques, en particulier celles auxquelles les femmes sont particulièrement exposées. J’espère que nous pourrons réitérer la victoire des PFAS sur d’autres pollutions, comme sur les toxiques responsables de l’intoxication des fleuristes. La révision du règlement européen REACH cet automne sera une étape majeure pour avancer à ce propos.

Enfin, il faut parler d’argent, car il n’y aura pas de politique féministe de santé environnementale sans financement dédié. En ce sens, j’ai proposé à plusieurs reprises, et je continuerai, de faire contribuer les pollueurs au financement de la sécurité sociale. Alors que notre système de santé est exsangue, il me paraît essentiel que les responsables des expositions environnementales défavorables à la santé soient mis à contribution.

Pour l’heure, j’espère pouvoir mobiliser le Sénat sur un enjeu plus global, autour de la prise en compte de la santé des femmes dans la fabrique et le pilotage des politiques de santé environnementale d’une part, dans l’évaluation des risques sanitaires liés à l’environnement d’autre part. Par exemple, une mission d’information pourrait étudier l’attention donnée à la santé des femmes dans la construction du plan national santé environnement ou dans le contrôle des alertes de risques en santé-environnement.

M-E.A. : La société civile peut être motrice par la mobilisation et les témoignages : elle porte les voix invisibilisées, soutient les femmes exposées, et fait émerger des sujets absents des agendas politiques, comme la ménopause précoce ou les pathologies environnementales liées au genre.

[1] Composés chimiques polluant utilisés dans de nombreux produits industriels qui persistent longtemps, voire indéfiniment, dans l’environnement et l’organisme.

[2] Proposition de loi portée en 2023 par le député écologiste Nicolas Thierry visant à interdire progressivement la fabrication, l’importation et la vente de produits contenant des PFAS en France, afin de limiter leur impact sur la santé et l’environnement.

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