La Fondation RAJA-Danièle Marcovici a échangé sur les thèmes de la soumission chimique et des violences faites aux femmes avec le Dr Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue-obstétricienne et fondatrice de la Maison des Femmes de Saint-Denis, ainsi qu'avec le Dr Leila Chaouachi, pharmacienne au centre d'addictovigilance de Paris et experte en soumission chimique auprès de l'Agence nationale de sécurité du médicament.
La soumission chimique, c’est le fait d’avoir recours à de la chimie, des molécules, donc en général des médicaments, pour contraindre une personne à faire quelque chose qu’elle n’aurait pas fait sielle avait le choix. Être soumis.e chimiquement, c’est en fait ne pas être en état de comprendre ce que l’on fait ou de l’accepter. Cela veut dire que l’on est drogué, dans le coma ou dans un sommeil très profond, selon la drogue utilisée et sa force.
Il est important de faire la différence entre soumission et vulnérabilité chimique. Lors de la soumission chimique, on drogue la personne à son insu ou sous la menace pour commettre le crime ou le délit. La vulnérabilité chimique, c’est un état de fragilité qui va être induit par la consommation volontaire d’une s
ubstance et qui va rendre la victime plus vulnérable à une agression. Quand on va au bout de cette définition, c’est toujours important de rappeler que dans les deux cas, ce sont des facteurs aggravants au regard de la loi pour l’agresseur, et que la victime n’est jamais responsable de son agression. Ces deux modes opératoires sont regroupés dans une définition plus large qui s’appelle les agressions facilitées par les substances.
On a eu effectivement une augmentation exponentielle. Il faut exclure de ces 2100 signalements les doublons, lorsque plusieurs professionnels déclarent les mêmes victimes, par exemple. On arrive alors à 1229 signalements retenus comme étant des agressions facilitées par les substances, ce qui reste énorme. Cela représente une augmentation de p
lus de 69% des déclarations suspectes par rapport à 2021. Ce qui était vraiment présent et exponentiel dans ces signalements, étaient les suspicions de spiking. C’est le fait qu’on vous drogue sans forcément commettre un crime ou un délit derrière. Une très grande majorité de ces spiking concernait ces fameuses piqûres malveillantes. Elles ne relèvent pas de la définition de la soumission chimique car après analyse, il n’y avait pas de substances qui étaient administrées aux victimes. Il s’agissait de violences par un objet piquant mais sans substance, ni agression.
Ce qui est très intéressant dans ce que montrent ces chiffres, c’est la prise de conscience collective. On a commencé à observer l’augmentation des données avec le #MeToo puis le #Balancetonbar en 2017, qui ont été comme une révolution massive, une sorte de rouleau compresseur qui a justement permis cette formidable libération de la parole et la levée du voile sur les violences sexistes et sexuelles de façon générale. Et puis il y a vraiment eu un tournant en automne 2021, en période post confinement, avec la réouverture des établissements festifs, et un sommet atteint en juillet 2022 avec la réouverture des festivals. La question de l’usage criminel des drogues a été mise en urgence à ce moment-là. Sur le plan gouvernemental, il y avait la lutte anti-GHB avec aussi des prises de décisions au niveau des autorités et quelques campagnes qui étaient faites. On ne peut pas dire, en tout cas, qu’il s’agisse à travers les chiffres, d’une augmentation de ce type de criminalité, car on n’a pas le moyen de le dire. Mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont le formidable reflet d’une libération de la parole.
J’ai interrogé un magistrat en disant « est-ce que ce procès pourrait faire changer une loi dans la loi sur le viol ? » Il y a déjà la notion de violences, de menaces et de surprise ; il est évident que quand on a soumis quelqu’un, on l’a surpris. Il n’y a pas de consentement, donc on est déjà dans la loi et dans la définition de viol, avec par ailleurs la notion de soumission chimique, c’est-à-dire sous la contrainte d’une drogue. Tout cela est déjà prévu dans la loi, donc que peut-on changer ?
Il y a cette idée, par exemple, de mieux maîtriser les achats de médicaments. Mais moi, ça me paraît un peu illusoire. Je pense que si l’on est extrêmement mal intentionné, on trouvera toujours moyen de s’approvisionner. On ne passera peut-être plus officiellement par un pharmacien, mais par le marché noir. Quant au changement des mentalités, je pense qu’il faudra plusieurs générations. Notamment concernant l’idée de « c’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec », entendue lors des procès des viols de Mazan. C’est surréaliste. J’espère que ce type de réflexion deviendra très choquant pour tout le monde et c’est peut-être quelque chose qu’on va pouvoir déconstruire avec les jeunes générations. On a déjà évolué sur ce sujet en 50 ans, alors je pense qu’il est possible de continuer à progresser là-dessus.
Bien sûr, la réglementation est cruciale, mais la lutte contre l’usage criminel des substances ne peut pas se limiter à cela. Le médicament est le produit le plus réglementé en France. Dès les années 90, l’Agence de sécurité du médicament a pris en charge ce sujet en identifiant certains médicaments détournés à des fins criminelles, ce qu’on a appelé la « soumission chimique ». Des mesures ont été mises en place, comme les ordonnances sécurisées, la limitation des durées de délivrance à 28 jours, et même l’ajout de colorants pour rendre certaines substances moins discrètes. Malgré tout cet arsenal, les médicaments arrivent dans les foyers, facilement accessibles dans les armoires à pharmacie, ce qui complique la prévention. Il est donc essentiel de sensibiliser les gens à l’importance de ne pas stocker inutilement les médicaments et de les rapporter en pharmacie.
Malgré une réglementation stricte, le circuit reste faillible. Les médicaments détournés sont souvent ceux sous prescription médicale, et malgré l’interdiction, les drogues et médicaments cohabitent dans les trafics.
La vraie question est donc de trouver un équilibre entre la sécurisation des médicaments et l’accès aux soins, sans empêcher les patients de se soigner. Cela nécessite également une formation adéquate des professionnels et un débat autour de la notion de consentement dans la loi.
Certaines associations craignent que ce focus sur le consentement ne déplace l’attention vers la victime plutôt que l’agresseur, en la questionnant sur son attitude ou sa capacité à dire non, comme c’est souvent le cas dans les affaires de viol sous emprise.
La soumission chimique n’est qu’un mode opératoire des violences, et même sans drogues ou médicaments, les violences persisteraient. Ce qu’il faut encourager, c’est la vigilance solidaire, comme on l’a vu dans l’enquête de 2022 : beaucoup de victimes ont été protégées par leurs amis ou des passants qui les ont aidées, raccompagnées, ou appelées un taxi. Dans les lieux festifs, les safe zones se multiplient, et des initiatives comme Safer permettent aux organisateurs d’intervenir rapidement en cas de problème. Ces efforts sont encourageants, mais il est important de ne pas faire peser toute la responsabilité sur la victime, comme si elle n’avait pas été assez prudente ou équipée de dispositifs anti-viol.
Oui, mais tout ça est beaucoup plus complexe dès lors qu’on parle de soumission chimique intrafamiliale. Beaucoup d’enfants subissent de la soumission chimique et il est probable que l’autre parent soit un tout petit peu au fait, mais sans être sûr, et parfois il est complice un peu malgré lui. Mais parfois, il n’est pas au courant et peut juste trouver son enfant un peu somnolent et observer des chutes scolaires, par exemple. La plupart du temps, on se refuse d’y penser, on se dit que c’est trop monstrueux, que la famille ne peut pas être un lieu aussi horrible. Eh bien voilà le message que je veux faire passer : oui, c’est possible. La famille peut être ce lieu aussi horrible. Il faut toujours penser l’impensable.
Ce qui semble également intéressant à rappeler, c’est que toutes les victimes ne s’ignorent pas. Dans nos données, c’est une victime sur 2 qui a une amnésie, c’est-à-dire qu’il y a quand même une victime sur 2 qui sait exactement ce qui s’est passé et qu’il faut aider. Les autres victimes souffrent souvent de pertes de mémoire, d’amnésie totale, des flashs, et il peut s’agir de signes indicateurs d’une agression. Donc, même quand on n’a pas le souvenir des victimes, elles sentent bien que quelque chose d’anormal s’est passé. Imaginez que vous vous réveilliez dans la rue, ou dans un appartement saccagé avec des préservatifs usagés. Pardon d’entrer dans ces détails mais c’est bien ça que les victimes vivent. Dans ces affaires, elles ont le doute, elles ont raison de douter et elles doivent écouter ce doute.
Depuis une dizaine d’années, il y a de plus en plus d’associations, d’organisations et de structures pour accompagner les femmes victimes de violences. Je pense que si une victime envisage de demander de l’aide, elle a toutes les chances aujourd’hui de trouver, et ce même dans les zones rurales ou difficiles d’accès. Il y a notamment le 3919 qui a beaucoup été mis en avant. Mais la difficulté qui reste, c’est que toutes les victimes ne souhaitent pas, ou ne sont pas prêtes à parler.
Il y a également un effort à faire sur la formation des professionnels pour qu’ils soient en mesure de repérer les signes de soumission chimique et de violences sexistes et sexuelles en général. Et bientôt, nous l’espérons, c’est de pouvoir mettre en place un dispositif de télé conseil qui soit spécialisé et personnalisé pour les affaires de soumission chimique, bien sûr accompagnés de nos partenaires comme la Maison des Femmes.