Lucile Peytavin est une historienne et essayiste française spécialisée dans le travail des femmes et les questions de genre. Co-fondatrice de l'association Genre et Statistiques et membre de l'Observatoire sur l'émancipation économique des femmes de la Fondation des femmes, elle publie en 2023 son essai Le Coût de la virilité (Ed. Anne Carrières) qui explore les conséquences économiques des comportements violents et à risque majoritairement masculins, estimés à environ 95 milliards d'euros par an en France.
Dans cette interview, Lucile Peytavin nous parle de son dernier livre co-écrit Sororité : Le Pacte (Ed. Le Livre de Poche, Hachette), paru le 19 mars dernier. Elle nous parle d’humanisme sorore, de paix, et de la nécessité pour les femmes de se soutenir dans une société qui divise.
Fondation RAJA-Danièle Marcovici (FRDM) : Le 19 mars dernier est paru l’essai-manifeste Sororité : Le Pacte que vous avez co-écrit. Quelles ont été vos principales motivations pour écrire cet ouvrage et quels sont les messages clés que vous souhaitez transmettre à travers ce « pacte » ?
Lucile Peytavin (L.P.) : Avec mes co-autrices (Aline Jalliet et Maryne Bruneau), nous avons noté, comme beaucoup de femmes et de féministes, que la solidarité vient souvent à manquer, entre nous, les femmes. La solidarité masculine, à travers la notion de fraternité, est extrêmement prégnante dans notre société. Elle s’est construite grâce à des récits, comme celui des mousquetaires, des chevaliers de la table ronde, ou encore celui de la Révolution française lorsque les hommes se sont rassemblés en assemblée constituante.
Alors que nous, les femmes, avons souvent été effacées de l’histoire, et n’avons pas eu ces imaginaires qui nous auraient permis la construction d’une solidarité féminine. On constate de façon très concrète, encore aujourd’hui, que cet effacement dû au patriarcat, nous isole les unes des autres, et nous place même bien souvent en rivalité. On peut prendre l’exemple du monde du travail où les postes à responsabilités sont encore chers pour les femmes, et où la rivalité prend le pas sur l’entre-aide.
Cette rivalité est d’ailleurs exacerbée par les réseaux sociaux qui lient notre valeur à notre apparence physique, avec des critères de beauté inatteignables. On en vient à dénigrer des femmes parce qu’elles ne répondent pas aux injonctions de la beauté patriarcale, ou alors parce qu’elles y répondent trop (comme les bimbos). On a également des femmes qui adhèrent aux idées misogynes et qui votent Trump aux États-Unis, par exemple. Une des explications est qu’elles considèrent que si elles sont du côté des bourreaux, elles seront protégées.
A cause du patriarcat, les femmes ont souvent tendance à se sentir illégitimes, à se détester même, et en viennent à dénigrer les autres femmes pour se réassurer.
C’est pourquoi, à travers ce livre, nous avons voulu mettre en lumière tous ces mécanismes qui expliquent pourquoi l’on a du mal à être solidaire les unes avec les autres et d’où cela vient. Nous y soutenons aussi l’idée que, même s’il peut y avoir de profonds désaccords entre nous, rien ne justifie les violences entre militantes, entre femmes, et surtout pas au nom du féminisme, sinon on n’est pas féministe.
Nous proposons donc un pacte qui peut être signé par toutes les femmes sur change.org qui se reconnaissent dans cet engagement de sororité et de paix.
FRDM : Ce manifeste explore les notions de « sororité » et d’ « humanisme sorore ». Quelle signification accordez-vous à ces concepts aujourd’hui ?
L.P. : Alors, derrière le terme d’ « humanisme sorore », c’est surtout un message de paix entre femmes que nous souhaitons véhiculer. La sororité, c’est la création de liens de paix, de connexions apaisées entre les femmes, mais aussi un mouvement de soutien.
Il me semble important de préciser pourquoi cette sororité est nécessaire.
La misogynie et le sexisme sont les premières des discriminations au monde.
Elle touche 50 % de la population, peu importe le milieu social ou la tranche d’âge. En cela nous sommes, en tant que femmes, toutes liées les unes aux autres, qu’on le veuille ou non. Si on pense cette sororité humaniste, c’est aussi pour dépasser nos différences et nos différends. C’est Andrea Dworkin qui disait très justement que « le viol est une menace pour toutes les femmes, qu’elles soient communistes ou fascistes, libérales, conservatrices, démocrates, républicaines, racistes, noires, homosexuelles ou homophobes » ; nous sommes toutes liées par cette réalité qu’est le sexisme.
À travers l’histoire, lorsque les femmes se sont unies et soutenues comme des sœurs, elles ont réussi des révolutions, notamment dans les pays occidentaux, comme l’obtention des mêmes droits que les hommes, et ce sans faire verser une goutte de sang. Si les suffragistes ont pu utiliser des bombes, leurs consignes étaient de ne jamais viser des personnes. On peut très clairement dire que les femmes ont tout en elles pour pratiquer la sororité parce qu’elles sont justement le peuple de l’humanisme.
FRDM : Vous préconisez dans votre essai Le coût de la virilité publié en 2023, qu’il serait finalement plus avantageux pour la société de se « comporter comme des femmes ». Pourquoi le comportement des femmes est-il si différent, selon vous, et comment peut-il bénéficier à la société ?
L.P. : Les femmes ne représentent que 17 % des mises en cause par la justice, c’est-à-dire qu’elles commettent beaucoup moins de violences, de délits, de crimes que les hommes. Pour tout type d’infraction, il y a un gouffre statistique entre les hommes et les femmes. Et pourquoi les comportements des femmes sont-ils plus favorables à la cohésion sociale que ceux des hommes ? Ce ne sont pas des raisons biologiques puisqu’il a été prouvé que le fait d’être violent·e ou non n’est pas déterminé par le sexe. En revanche, les femmes reçoivent une éducation qui va favoriser l’empathie et l’autorégulation émotionnelle. On prétend souvent que les femmes sont hystériques, mais les statistiques sur la violence montrent bien qu’elles font preuve de bien plus de maîtrise de soi.
La solution humaniste, on l’a sous les yeux, on l’applique déjà pour la moitié de la population. Donc si on veut vivre dans une société plus apaisée et plus riche – parce que toute cette violence a des coûts[1] – et bien il faudrait aussi éduquer les garçons de la même façon que les filles.
Pourquoi ne le fait-on pas ? Parce qu’il y a un mépris du féminin. Les hommes ne doivent surtout pas se comporter comme des femmes. L’identité masculine et virile se construit sur ce mépris du féminin alors même qu’on se rend compte des bienfaits des valeurs dites féminines sur la société.
Je pense donc qu’une revalorisation du féminin est nécessaire, afin que l’empathie, la communication et le respect d’autrui et du vivre-ensemble puissent également être inculqués aux garçons.
Donc quand je disais que, nous, les femmes, on a tout en nous pour être sorore, c’est parce qu’on bénéficie de cette éducation humaniste.
FRDM : Certains critiques considèrent la sororité comme une simple déclinaison féminine de la fraternité, voire source de division, et suggèrent que le terme « solidarité » serait plus approprié et inclusif. Comment défendez-vous l’importance et la pertinence de ce concept ?
L.P. : On nous dit souvent que le mot « féminisme » n’est pas assez inclusif et que l’on pourrait dire qu’on est tous antisexistes. Le projet est bien sûr d’arriver à une société antisexiste et d’égalité de genre, mais la réalité est que le sexisme ne s’adresse pas à tout le monde : ce sont les femmes qui en sont victimes. C’est pour ça qu’il est très important d’utiliser le mot « féminisme », comme il est important de penser la sororité.
Nous pensons la sororité comme un outil qui va nous permettre à la fois de gagner des droits, les mêmes droits que les hommes, et de nous sentir en sécurité, de nous revaloriser et de nous soutenir entre nous. Dans notre livre, nous parlons également de « sororité racine » qui fait que, parce que nous sommes des semblables, parce que nous sommes des femmes, liées par de mêmes réalités, nous retrouver entre nous peut nous permettre de prendre davantage conscience de ce que et qui nous sommes, en dehors de nos rôles d’épouses, de mères, etc. Cela nous permet finalement de nous reconnecter à nous-mêmes et à nos semblables.
Il me semble également important de préciser que la sororité est pensée pour les femmes, et non contre les hommes.
En fait, les hommes ne sont même pas le propos, ça ne les concerne pas. C’est un outil d’équité pour les femmes, à mon sens nécessaire, pour faire face ensemble au patriarcat qui nous divise et nous met en en rivalité. Ce qui n’est pas le cas pour les hommes. Mais ils peuvent, s’ils le souhaitent, offrir le livre aux femmes de leur entourage !
FRDM : Avez-vous un dernier mot à ajouter ?
L.P. : Sur les réseaux sociaux où 73 % des victimes de harcèlement en ligne sont des femmes, nous lançons l’hashtag #sororitélepacte. L’idée est simple : quand on voit une femme attaquée sur les réseaux sociaux, non pas pour ses idées mais juste parce qu’elle est une femme, on utilise ce hashtag. Cela permet de montrer notre solidarité et de rappeler les fondamentaux : ne pas nuire et soutenir les autres femmes.
Par ailleurs, en mai prochain mon nouveau livre intitulé Tu vas pas chialer comme une gonzesse ! paraîtra aux Editions La Meute et s’intéresse aux problématiques de l’éducation genrée.
[1] Le coût de la virilité. (Peytavin, 2023) : Cet essai explore les conséquences économiques des comportements violents et à risque majoritairement masculins, estimés à environ 95 milliards d’euros par an en France.
Propos recueillis par Diane Dussans, chargée de projet à la Fondation RAJA-Danièle Marcovici