Interview de Jurgen Thomas (Alliance Anti Trafic) : 20 ans de lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes et la traite humaine

30 avril 2025

Jürgen THOMAS est un humanitaire français spécialisé dans la lutte contre l’exploitation sexuelle et la réhabilitation des victimes en Asie du Sud-Est et du pacifique. Après avoir travaillé auprès d’organisations étrangères telles que l’ONG Acting For Women in Distressing Situation (AFESIP), au Cambodge et en Thaïlande, il a cofondé l’Alliance Anti Trafic dont il est aujourd’hui le Directeur Général du bureau thaïlandais.
Etendue dans toute l’Asie du Sud-Est, l’ONG est un pilier de la lutte contre la traite humaine dans cette région.

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Dans cette interview, Jürgen THOMAS, cofondateur de l’Alliance Anti Trafic présente les enjeux du travail de terrain mené par l’Alliance Anti-Trafic. Il révèle les défis liés à la coopération régionale et les stratégies mises en place pour identifier, protéger et réinsérer durablement les victimes de traite humaine.

Fondation RAJA-Danièle Marcovici (FRDM) : Pouvez-vous nous présenter l’Alliance Anti Trafic et ses actions clé pour lutter contre la traite des êtres humains, notamment celle des femmes et des filles?

Jürgen Thomas (J.T.) : L’Alliance Anti Trafic (AAT) lutte contre la traite des femmes et des filles ainsi que leur exploitation sexuelle sous diverses formes (prostitution, grooming, mariages forcés, gestation pour autrui forcée, etc…). Nous sommes une organisation de terrain qui travaille sans intermédiaires.

Nos actions suivent plusieurs phases : d’abord, l’identification des victimes via nos enquêteurs qui récoltent des preuves ; puis l’exfiltration et l’accompagnement juridique des victimes avec le soutien de travailleurs sociaux et d’avocats, pour poursuivre les trafiquants.

Enfin, nous apportons un accompagnement psychologique et social afin de favoriser la réinsertion professionnelle et l’autonomisation des victimes. Pour les plus jeunes, nous favorisons la reprise des études et des formations professionnelles.

Un système de pair-aidance permet aux anciennes victimes de devenir actrices des projets de l’AAT en participant à l’identification de nouvelles victimes. Ce qui renforce leur confiance en elles et leur autonomie financière.

Nos actions ont commencé au Vietnam. En tant que pays envoyeur, les Vietnamiennes sont trafiquées à l’intérieur ou à l’extérieur du pays.

Nous avons par la suite établi un projet en Thaïlande, centre névralgique du trafic. Le pays reçoit des femmes étrangères victimes du trafic, mais envoie aussi des femmes thaïlandaises à l’étranger dans les réseaux de traite. Il constitue donc un point transit pour les femmes étrangères « destinées » à d’autres pays comme Singapour ou la Malaisie).

Ensuite, de la Thaïlande nous avons étendu nos projets au Laos (pour réinsérer des Laotiennes que nous avons sauvées en Thaïlande) puis en Birmanie (pour réinsérer des Birmanes que nous avons également sauvées en Thaïlande).

Actuellement, les projets que nous menons en Thaïlande, au Laos et en Birmanie fonctionnent ensemble. Nous rapatrions et réinsérons les Birmanes et les Laotiennes trafiquées en Thaïlande ou par la Thaïlande, dans leur pays et assistons également les Birmanes et Laotiennes trafiquées en Chine pour être mariées de force et les réinsérons dans leur pays.

Nous rapatrions enfin, des Thaïlandaises trafiquées dans d’autres pays et les réinsérons en Thaïlande. Au Vietnam, nous menons également des actions de prévention et de soutien éducatif aux filles de femmes prostituées.

Depuis la pandémie de Covid-19, la traite s’est intensifiée en Thaïlande, dû notamment à l’utilisation des réseaux sociaux pour des activités de prostitution.

D’autres part, on constate depuis plusieurs années un envoi massif de Laotiennes et Birmanes en Chine, souvent pour des mariages forcés ou l’esclavage sexuel. Bien que ce phénomène ait suscité une prise de conscience à l’échelle globale depuis 2016, en Chine, l’absence de coopération des autorités complique le rapatriement des victimes.

Nos anciennes victimes jouent dans ce cadre, un rôle crucial dans l’aide à ces femmes.

Nous avons également étendu notre action en Europe, notamment en Allemagne, Belgique, Angleterre, Suède et Danemark, où de nombreuses Thaïlandaises sont exploitées par leur mari.

FRDM : Comment fonctionnent les réseaux internationaux de lutte contre la traite des êtres humains et comment l’Alliance Anti Trafic prend-elle part à des dynamiques de coopération à l’échelle internationale ?

J.T. : Nous collaborons avec Interpol, les autorités locales et des ONG telles que La Voix de l’Enfant, Action Education et Sourire d’Enfants.

Nos partenariats sont basés sur l’échange et la mise en réseau. Par exemple, nous avons mené des études exploratoires sur la traite des Thaïlandaises en Europe pour mieux identifier les victimes et comprendre leur situation.

Nous travaillons avec les communautés locales et les ambassades pour retrouver les femmes portées disparues et alerter les organisations locales.

FRDM : Depuis sa création, l’Alliance Anti Trafic a beaucoup élargi son champ et son territoire d’action. Comment vos bureaux collaborent-ils et en quoi cette organisation permet-elle une action adaptée aux réalités locales ?

J.T. : L’AAT est une association française avec un siège administratif en France et des missions internationales. Le projet a démarré au Vietnam dans les années 1990 sous l’impulsion de Georges Blanchard, un assistant social français. Nous avons progressivement étendu nos actions à la Thaïlande, au Laos et à la Birmanie.

Nous travaillons en réseau, en adaptant nos actions aux besoins locaux. Par exemple, au Laos et en Birmanie, nous menons des campagnes de sensibilisation sur les risques des mariages forcés en Chine afin que les femmes puissent faire un choix éclairé et voyager en sécurité, sans risquer d’être victime de la traite.

FRDM : Comment collaborez-vous avec les autorités locales et les autres ONG pour protéger les victimes et poursuivre les trafiquants ?

J.T. : Lorsque les autorités sont coopératives, comme en Thaïlande, nous partageons nos preuves pour faciliter les enquêtes et nous participons à des raids pour exfiltrer les victimes.

Cependant, la corruption entrave souvent notre action. Au Laos, régime communiste, les actions contre la traite sont limitées car le gouvernement exerce un contrôle strict sur les ONGs.

Nous collaborons avec d’autres ONGs via un système de référence pour orienter les victimes vers les structures appropriées. Dans les pays tels que le Cambodge, où de nombreuses associations travaillent sur les questions de traite et d’exploitation sexuelle, nous les laissons agir.

Nous effectuons également des formations d’organismes ayant un autre cœur de métier. Par exemple, au Laos, beaucoup d’associations travaillent dans le domaine de la réhabilitation, de la construction de route ou encore le déminage au sein de communautés frontalières avec la Chine. Or, c’est dans ces régions frontalières qu’une grande partie des femmes et des filles sont trafiquées pour être mariées. Nous pourrons donc intervenir dans ces communautés afin de les former à détecter des potentielles victimes que l’on prendra en charge par la suite.

FRDM : Quels sont les principaux défis dans votre travail de prévention et d’accompagnement des victimes ?

J.T. :

La corruption et l’absence de coopération des autorités freinent notre action. Certaines victimes sont traitées comme migrantes illégales et enfermées.

La problématique de la différence de lois d’un pays à un autre est également un frein à notre action. Selon les pays, les lois ne sont pas en phase, voire inexistantes. Une victime de traite pourra par exemple, plutôt être identifiée comme une migrante illégale. Elle sera donc enfermée dans un centre de détention. Certains pays voient les victimes comme des volontaires venues salir leur pays. Elles pourront alors aussi être emprisonnées.

Un autre problème de terrain est lié aux réseaux sociaux. En Thaïlande, ils sont une nouvelle méthode utilisée par ces réseaux qui nous contraignent à travailler au cas par cas et de fait, à secourir moins de victimes là où avant, nous pouvions intervenir dans des maisons closes au cours d’un raid et secourir 40 à 50 victimes.

Selon moi, les réseaux sociaux participent de plus, à une banalisation de la prostitution et de la violence sexuelle, accentuée par l’accès précoce à la pornographie. En Thaïlande, cela exacerbe le paradoxe entre la réputation de « femmes faciles » et un pays très conservateur où les femmes doivent être vierges avant le mariage.

FRDM : Pouvez-vous nous parler d’un sauvetage qui vous a particulièrement marqué ?

J.T. : En 2003, nous avons secouru des femmes vietnamiennes emprisonnées en Thaïlande après avoir été trafiquées en Malaisie. Ces femmes avaient été torturées pour les contraindre à se prostituer. L’une d’elles, renvoyée en Thaïlande avec de faux papiers, risquait d’être reprise par les trafiquants. Nous avons négocié avec l’immigration thaïlandaise pour la rapatrier au Vietnam plutôt que de la renvoyer en Malaisie.

Une autre victime Vietnamienne, apatride, a passé trois ans en centre de détention avant que nous puissions organiser son rapatriement au Cambodge. Nous avons dû rassembler des documents prouvant son identité. Un parcours semé d’embûches qui illustre la complexité de notre mission.

Ces histoires rappellent l’importance de notre combat pour offrir aux victimes une issue et un avenir digne.

Propos recueillis par Laurelenn BON, chargée de projets et plaidoyer à la Fondation RAJA-Danièle Marcovici

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