Juriste et enquêtrice criminelle internationale, Céline Bardet est spécialisée sur les questions de crimes de guerre et les violences sexuelles en contexte de conflit. Elle commence sa carrière au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, avant de passer plus de dix ans dans les Balkans, où elle crée et dirige une unité spécialisée dans les crimes de guerre. Forte de plus de vingt ans d’expérience sur le terrain pour l’ONU, l’Union européenne ou Interpol, elle fonde l’ONG We are NOT Weapons of War (WWoW) pour briser le silence autour du viol utilisé comme arme de guerre et améliorer l’accès à la justice pour les victimes. Auteure et conférencière, elle intervient pour faire avancer la justice et la reconnaissance des survivantes et survivants dans les zones de conflit.
Fondation RAJA-Danièle Marcovici (FRDM) : Pouvez-vous vous présenter ainsi que l’histoire de la création de votre organisation We Are Not Weapons of War (WWoW) ?
Céline Bardet (C.B.) : Je suis juriste et enquêtrice criminelle internationale, spécialisée dans les crimes de guerre depuis 25 ans. Mon engagement sur la question des violences sexuelles s’est construit au fil de trois expériences marquantes : en Bosnie, en Libye et au Zimbabwe. J’ai débuté au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, où j’ai mesuré l’ampleur du recours au viol comme arme de guerre, notamment dans les camps en Bosnie. J’y ai ensuite créé la première unité nationale dédiée aux crimes de guerre, et mené des dossiers emblématiques, dont celui de Sveta, dont le procès a permis des avancées législatives et encouragé d’autres femmes à témoigner.
J’ai aussi travaillé en Libye lors de la révolution de 2011, où j’ai été confrontée à des scènes de violences sexuelles extrêmes, visant aussi bien les femmes que les hommes, notamment en prison pour briser les opposants politiques. En 2013, au Zimbabwe, j’ai défendu le dossier d’une femme victime de violences sexuelles pendant la crise électorale de 2005, à la suite desquelles elle a donné naissance à une enfant née d’un viol.Malgré de nombreux obstacles, nous avons obtenu une décision inédite reconnaissant la responsabilité de l’État et accordant des réparations.
Face au silence persistant sur ces questions en France, j’ai lancé la campagne de sensibilisation « I am NOT a Weapon of War ». J’ai ensuite fondé « We are NOT Weapons of War » (WWoW), une organisation non gouvernementale et une agence d’expertise sur les violences sexuelles liées aux conflits. Constatant la difficulté d’atteindre les victimes, souvent isolées, nous avons développé l’outil digital « Backup », qui leur permet de signaler leur situation de façon sécurisée et d’accéder à une aide adaptée, même dans les zones les plus reculées. Mon objectif reste de faire évoluer la réponse internationale, en plaçant la voix et les besoins des survivantes et survivants au cœur de notre action.
FRDM : Comment et pourquoi le viol est-il utilisé comme « arme de guerre » ?
C.B. : Il est important de préciser que la notion de « viol comme arme de guerre » n’existe pas en tant que telle dans le droit international ; c’est une expression popularisée par les médias et reprise par notre organisation, We are NOT Weapons of War (WWoW). Juridiquement, le viol en temps de guerre n’est pas une qualification autonome, mais il constitue un élément constitutif d’autres crimes internationaux, comme le crime contre l’humanité ou le crime de guerre.
Historiquement, les violences sexuelles dans les conflits ont toujours existé, mais elles ont longtemps été ignorées par la justice internationale. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990, notamment après les conflits en Bosnie et au Rwanda, que ces crimes ont commencé à être véritablement pris en compte. En Bosnie, le viol a été utilisé de façon organisée comme outil de nettoyage ethnique, avec une volonté de destruction des communautés. Au Rwanda, il a servi d’arme pour la commission du génocide des Tutsi, de nombreuses femmes étant violées avant d’être tuées.
Ces exemples montrent que le viol en contexte de conflit est avant tout un moyen de domination, de contrôle et d’humiliation, bien loin de toute notion de sexualité. Il s’agit d’une stratégie de destruction de groupes ciblés, qui laisse des traces profondes et durables au sein des sociétés touchées.
À partir des années 2000, on a vu le viol comme arme de guerre non seulement se multiplier, mais aussi s’institutionnaliser, notamment au sein de groupes terroristes. Daesh, par exemple, a formalisé ces pratiques en publiant des directives sur le viol des femmes Yazidi et en organisant un système d’esclavage sexuel, révélant ainsi une dimension économique à travers la traite et la vente de femmes. Cette violence s’inscrit dans une logique d’objectivation des femmes et de volonté d’extermination de populations entières, les Yazidi en étant un exemple emblématique, mais de nombreuses autres minorités ont également été ciblées.
On retrouve un schéma similaire avec Boko Haram, qui vise particulièrement les femmes en les privant d’éducation et en les assignant au rôle d’épouses de combattants, afin de perpétuer l’idéologie du groupe. Cette institutionnalisation de la violence sexuelle, qu’elle soit très structurée comme chez Daesh ou plus diffuse comme chez Boko Haram, sert toujours des objectifs de domination, de contrôle social et d’anéantissement des communautés.
Depuis l’invasion de l’Afghanistan par les forces soviétiques, presque tous les grands conflits ont été marqués par des violences sexuelles à grande échelle, mais les objectifs varient selon les contextes. En République Démocratique du Congo, par exemple, le viol est utilisé pour terroriser les populations, provoquer des déplacements forcés et faciliter la prise de territoires. Il vise aussi à détruire le tissu social, car les femmes y occupent une place centrale au sein de la communauté.
Dans d’autres contextes, comme en Syrie sous Bachar el-Assad ou en Libye, le viol a été utilisé comme arme politique pour réduire au silence les opposants et briser la cohésion sociale.
On voit ainsi que le viol de guerre, loin d’être un phénomène isolé, est devenu un outil stratégique de destruction, d’humiliation et de contrôle, adapté à chaque contexte de conflit.
Tout cela invite à remettre en cause de nombreux préjugés. On a longtemps perçu le viol de guerre comme un « problème de femmes », alors qu’en réalité, il s’agit d’un outil de destruction collective, visant à déstabiliser et à contrôler des communautés entières pour des objectifs stratégiques, politiques ou économiques.
Il est important de souligner qu’il n’existe toujours pas d’étude mondiale exhaustive sur le viol de guerre. C’est un manque majeur, car sans une compréhension précise de l’ampleur, des modes opératoires et des profils des auteurs, il est difficile de mettre en place des réponses réellement adaptées et efficaces.
Mon approche, et celle de mon organisation, consiste à considérer le viol de guerre avant tout comme un crime, indépendamment du genre de la victime. Si les femmes restent les principales cibles, les hommes sont aussi touchés, souvent pour des raisons différentes : dans certains contextes, le viol d’hommes sert à briser des opposants politiques ou à les stigmatiser socialement, notamment dans des sociétés où l’homosexualité est taboue.
Le viol de guerre poursuit donc des objectifs multiples : il vise à humilier, à terroriser, à détruire l’identité individuelle et collective. On l’a vu récemment en Ukraine, où les violences sexuelles ont concerné aussi bien des femmes que des hommes, utilisés comme instruments de torture et de domination. Ce qui rend ce crime particulièrement destructeur, c’est qu’il touche à l’intime, à l’identité, et laisse des séquelles profondes, tant sur les individus que sur l’ensemble de la société.
Enfin, il ne faut pas oublier les enfants nés de ces violences, qui portent eux aussi le poids du traumatisme. Souvent marginalisés et stigmatisés comme « enfants des bourreaux », ils subissent une exclusion sociale durable, ce qui perpétue la souffrance sur plusieurs générations. C’est ce qui rend le viol de guerre particulièrement redoutable : ses conséquences dépassent la seule victime, affectant profondément les familles et l’ensemble de la communauté, et contribuant à la destruction du tissu social sur le long terme.
FRDM : Comment l’association lutte-elle concrètement contre ces violences ?
C.B. : Notre organisation agit à plusieurs niveaux pour lutter contre les violences sexuelles en temps de conflit. Nous sommes avant tout une agence d’expertise et de plaidoyer : nous sensibilisons les décideurs et le public à la gravité de ces violences, qui constituent une menace réelle pour la paix et la sécurité internationale. Nous participons aux négociations à l’ONU, collaborons avec la Représentante Spéciale des Nations Unies en charges des violences sexuelles liées aux conflits, et développons des dispositifs concrets comme « Backup » pour identifier les victimes et leur apporter l’aide nécessaire.
Ce qui fait la spécificité de notre action, c’est que nous avons voulu dépasser le filtre des intermédiaires : avec Backup, notre priorité est de donner la parole directement aux personnes concernées, pour qu’elles puissent raconter leur histoire si elles le souhaitent, sans être représentées par d’autres.
Beaucoup de survivants et survivantes n’attendent pas forcément une aide matérielle, mais expriment le besoin d’être crues et reconnues. C’est essentiel, car les violences sexuelles constituent des crimes singuliers, constamment remis en cause, et il existe un tabou persistant autour de la parole des victimes, bien plus que pour d’autres formes de violence.
Notre rôle n’est donc pas seulement juridique, même si nous développons notre action judiciaire pour être partie civile dans des procès et formons les acteurs de la justice et de la sécurité. Nous travaillons aussi à créer des espaces sécurisés, en lien avec des acteurs locaux, où les victimes peuvent parler librement et en toute sécurité, entourées de professionnels formés et adaptés à leur contexte culturel. Nous ne faisons pas d’appui direct médical ou psychologique nous-mêmes, mais nous sélectionnons, formons et accompagnons les services locaux pour garantir un accompagnement pertinent et respectueux.
Enfin, nous sommes une petite structure, mais nous privilégions toujours l’écoute directe, la création de « safe spaces » et la lutte contre les tabous qui entourent ces violences. Pour nous, il s’agit de repenser la manière dont la société aborde le viol, de soutenir la justice, mais aussi de transformer en profondeur le regard collectif sur les victimes et leur parole.
FRDM : Où en est le droit international à ce sujet ? Ces crimes sont-ils sanctionnés ?
C.B. : Le droit international a considérablement progressé ces dernières décennies sur la reconnaissance et la qualification des violences sexuelles en temps de conflit. Aujourd’hui, le viol de guerre est reconnu comme crime contre l’humanité, crime de guerre, et, dans certains cas, élément constitutif de génocide. La jurisprudence des tribunaux internationaux, comme ceux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, a marqué des avancées importantes, et la Cour pénale internationale a élargi la définition des violences sexuelles pour inclure, par exemple, l’esclavage sexuel ou la stérilisation forcée.
Mais en pratique, la sanction de ces crimes reste très inégale. Le principal obstacle n’est plus tant juridique que politique et diplomatique. Les textes existent, mais leur application dépend de la volonté des États : certains organisent des procès, souvent sous pression internationale, d’autres restent inactifs ou n’appliquent pas les lois adoptées. La justice pénale internationale, elle-même, manque de moyens et d’un véritable « bras armé » pour faire exécuter ses mandats d’arrêt.
Il y a tout de même des évolutions positives : des sanctions internationales commencent à être prises contre des États ou des groupes qui utilisent la violence sexuelle comme arme de guerre, et des campagnes comme « Red Line », portée par Denis Mukwege, cherchent à faire de ces crimes une véritable ligne rouge diplomatique. Mais il faut aller plus loin : la lutte contre l’impunité doit devenir un enjeu central dans les relations internationales et peser dans les discussions diplomatiques au plus haut niveau.
Il est aussi essentiel de former les enquêteurs et les forces de sécurité, de renforcer les systèmes disciplinaires dans les armées, et de créer un climat où la parole des victimes est entendue et protégée. La prévention doit devenir une priorité, en développant des outils de veille et d’alerte, mais aussi en agissant sur les mentalités pour faire comprendre que ces violences ne sont ni inévitables, ni acceptables.
Enfin, il y a un enjeu de coopération internationale : certains pays, comme le Royaume-Uni, les États-Unis ou le Canada, ont créé des postes d’ambassadeur spécifiquement dédiés à la lutte contre les violences sexuelles en contexte de conflit, ce qui permet d’assurer un dialogue diplomatique et un suivi efficace. Ce type d’initiative devrait être généralisé, notamment en France et en Europe, pour renforcer la coordination et la pression internationale.
En résumé, le cadre juridique international est solide, mais il reste beaucoup à faire pour que la sanction de ces crimes devienne la norme. Cela passe par une volonté politique forte, des moyens dédiés, une diplomatie active et une coopération accrue entre États et organisations.