Il y a une trentaine d’années, après l’obtention de son doctorat en sciences de l’éducation et une thèse en Inde, Benjamine Oberoi a fait le choix de s’installer à Bangalore. Reconnue par plusieurs bailleurs de fonds internationaux pour son expertise en développement durable, elle met aujourd’hui son expérience de terrain au service de l’accompagnement et de la structuration de projets menés avec des ONG partenaires locales dans le sud de l'Inde, au sein de l'association Objectif France-Inde (OFI).
Depuis plus de vingt ans, Objectif France-Inde (OFI) agit aux côtés des femmes rurales du Tamil Nadu. Quel constat initié à la création de l’association, et quelles principales inégalités ou difficultés cherchez-vous à combattre à travers vos actions ?
La création d’Objectif France-Inde s’inscrit dans la prolongation d’un travail de terrain mené depuis plusieurs années en Inde. J’y vivais déjà à l’époque, après une première expérience de volontariat, et les associations locales avec lesquelles je collaborais m’ont encouragée à poursuivre ce travail.
L’idée fondatrice était claire : ne pas se substituer aux ONG indiennes, mais les accompagner durablement à travers des formations, des appuis financiers et la mise en place d’outils adaptés à leurs besoins.
Dès le départ, nous, l’équipe d’OFI, avons choisi d’agir prioritairement en milieu rural. Ce choix vient d’un double constat : la pauvreté et la précarité grandissantes dans les zones rurales et l’exode urbain engendré, c’est-à-dire une migration économique des populations vers les villes pour trouver de meilleures opportunités d’emploi. Notre objectif est donc d’améliorer les conditions de vie en zone rurale pour éviter ces migrations subies. Concrètement, nous soutenons des projets de développement rural qui permettent de générer des revenus stables, notamment à travers l’agriculture, le microcrédit et d’autres activités génératrices de revenus, liées notamment à la structuration de groupements de femmes. Le travail d’autonomisation des femmes rurales en Inde constitue ainsi une dimension essentielle de l’ADN d’OFI.
En 2024, Objectif France-Inde a bénéficié du soutien de la Fondation RAJA-Danièle Marcovici dans le cadre du programme Femmes & Environnement. Pouvez-vous nous présenter le projet mis en œuvre et nous dire en quoi il a changé le quotidien des femmes que vous accompagnez ?
Grâce au soutien de la Fondation, nous avons pu renforcer notre projet Terre de Femmes qui permet d’améliorer durablement les conditions de vie des femmes rurales de plusieurs villages du Tamil Nadu, en renforçant leur autonomie économique à travers la gestion de l’eau, l’agriculture et la création d’activités génératrices de revenus.
Notre point d’entrée dans les communautés rurales est souvent l’accès à l’eau ; un enjeu vital qui conditionne tout le développement local.
Dans cette région du sud de l’Inde, il ne pleut qu’une dizaine de jours par an, mais les précipitations y sont abondantes. Nous avons donc mis en place des systèmes de récupération et de préservation des eaux de mousson, inspirés des anciens réservoirs coloniaux (« watersheds »), afin de favoriser l’infiltration de l’eau dans les nappes phréatiques. Concrètement, chaque nouveau réservoir permet d’irriguer près de cent hectares de terre, transformant des zones autrefois arides en espaces fertiles où l’on peut désormais cultiver deux à trois récoltes par an. Cela a eu un impact direct sur les revenus et la sécurité alimentaire des villageois et villageoises.
Les femmes occupent une place centrale dans cette dynamique de changement. Elles s’impliquent dans la reforestation, la mise en place de pépinières et de composts naturels, tout en étant formées à une gestion durable des ressources en eau. Grâce à ces actions et aux prêts gouvernementaux à taux préférentiel obtenus par leurs groupes d’entraide, de nombreuses femmes ont pu développer des activités génératrices de revenus permises par l’arrivée de l’eau dans les villages. Souvent liées à l’agriculture, ces activités incluent, par exemple, la fabrication d’assiettes en fibres végétales, la production de chips de banane, l’élevage laitier, ou encore la broderie ou le tissage en complément des revenus liés à l’agriculture .
L’accès à l’eau a également rendu possible l’installation de pompes à eau potable dans les villages, réduisant la distance et le temps que les femmes devaient parcourir chaque jour pour collecter l’eau, leur permettant ainsi de consacrer davantage de temps à des activités génératrices de revenus. Cette évolution s’accompagne aussi d’une plus grande participation à la vie du village : elles prennent désormais la parole avec plus d’assurance, s’impliquent dans les décisions et renforcent leur autonomie et leur place dans leur village. Le fait de disposer de revenus propres et d’un compte bancaire à leur nom y est pour beaucoup. En parallèle, la construction de toilettes individuelles et les formations à l’hygiène menées par des travailleuses sociales ont amélioré leurs conditions de vie, leur sécurité et leur bien-être collectif.
Aujourd’hui, plus de 1 500 nouvelles participantes ont rejoint les groupes de femmes soutenus par le projet Terre de Femmes.
À l’occasion des 10 ans du programme Femmes & Environnement, Objectif France-Inde a reçu le Prix Coup de Cœur RAJA, assorti d’une dotation de 10 000 euros pour poursuivre ses actions. Que représente cette reconnaissance pour vous, pour votre équipe et pour les femmes bénéficiaires sur le terrain ?
Recevoir le Prix Coup de Cœur RAJA a été une grande fierté pour notre équipe. C’est avant tout une reconnaissance humaine de notre travail de terrain, souvent mené dans l’ombre, dans des zones rurales reculées où les conditions de vie sont particulièrement rudes. Cette distinction met en lumière l’engagement quotidien des équipes locales et des femmes qui participent activement à transformer leurs villages.
Elle représente aussi une reconnaissance de la pertinence de notre projet.
En trois ans, nous amenons des femmes vivant sous le seuil de pauvreté à acquérir une réelle autonomie financière : leurs revenus augmentent, leurs enfants restent plus longtemps à l’école et de nouvelles perspectives s’ouvrent à toute la communauté.
Cette progression sociale s’accompagne d’un effet positif sur la jeunesse, qui peut envisager un avenir hors de la précarité et des bidonvilles.
Enfin, ce prix vient surtout conforter la solidité et la pérennité de notre méthode de développement. Les femmes, organisées en groupes, deviennent progressivement autonomes et ont de moins en moins besoin de notre accompagnement : elles gèrent les ressources naturelles, s’entraident entre villages et assurent leurs propres revenus.
Nous les formons à solliciter les aides gouvernementales existantes, qu’il s’agisse d’emplois ruraux, de pensions sociales (femmes veuves ou porteuses d’handicap notamment), de programmes éducatifs ou encore d’initiatives d’infrastructure. Par exemple, la construction de toilettes a été financée à 70 % par le gouvernement central.
Cette distinction consacre ainsi un modèle de développement à la fois concret, inclusif et durable, porté par et pour les femmes rurales, et nous encourage à aider d’autres villages avec encore plus de détermination. C’est aussi le soutien pluriannuel de la Fondation RAJA-Danièle Marcovici qui nous sort d’une certaine précarité et nous donne les moyens d’agir en profondeur et de renforcer durablement l’impact de nos actions sur le terrain.
Dans un contexte marqué par les changements climatiques et la précarité persistante en milieu rural, comment ce prix va-t-il contribuer à renforcer et à amplifier l’action d’Objectif France Inde au bénéfice des femmes rurales indiennes ?
Depuis nos débuts, plus de cent réservoirs d’eau ont été construits dans le sud du pays, transformant durablement les paysages et les conditions de vie : on observe aujourd’hui, jusque sur les images satellites, le retour d’une couverture végétale dans les zones réhabilitées. Ce modèle, désormais reconnu, a même inspiré les programmes du gouvernement indien, qui en a repris les principes pour créer ou rénover des réservoirs et soutenir des groupes de femmes.
Grâce au Prix Coup de Cœur et à l’appui de la Fondation, nous pourrons étendre cette démarche dans d’autres États, notamment dans l’Andhra Pradesh, où certaines régions rappellent celles du Tamil Nadu il y a trente ans : des villages isolés dans des zones rocailleuses et terreuses, sans eau ni électricité. Notre objectif est d’y répliquer la construction de réservoirs à flanc de colline pour capter l’eau des moussons, restaurer les terres agricoles et permettre ensuite l’accès à l’eau potable et à des sanitaires.
Sur le terrain, l’impact humain est tout aussi fort : les femmes retrouvent confiance en elles, s’impliquent dans la vie de leur communauté et développent des revenus propres qui se retrouvent sur leur propre compte bancaire. Elles s’affirment ainsi comme véritables actrices du développement local. Enfin, ce nouveau soutien va nous aider à renforcer notre maillage local et à consolider le réseau de deux associations partenaires identifiées dans l’Andhra Pradesh, afin de dupliquer notre modèle et d’assurer un suivi rapproché des projets pour garantir leur durabilité.
Propos recueillis par Diane Dussans, chargée de projet à la Fondation RAJA-Danièle Marcovici.